14/06/2012

La prise de La Concorde (Oxygène n° 5)


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 En janvier 1979, Jean Michel Jarre affirmait que sa musique n’était pas nécessairement faite pour être jouée en concert : « ce serait comme si on demandait à Kubrick de rejouer 2001 sur scène ». Pourtant, six mois plus tard, il réunit autour de cette musique plus d’un million de spectateurs. Un record. Après avoir produit Oxygène et Equinoxe,  Jean-Michel sait bien que créer une telle musique en direct est une tâche très délicate. Ses disques sont le fruit d’un long travail, de perfectionnements successifs. Comme un film ou une peinture, le disque est une œuvre aboutie qui se suffit à elle-même. Dans le processus de création, la partition n’en est que l’ébauche. Vouloir l’interpréter de manière traditionnelle n’aurait qu’un intérêt limité car ce serait renoncer à tout ce qui a motivé cette musique.
Pourtant, l’approche « live » est tentante pour tout musicien, et d’ordinaire, un passage obligé. Jean Michel Jarre peut-il échapper à la règle ? Peut-il se contenter de produire des disques ?
Non, cette musique, mûrie pour une large audience afin de rompre avec toute forme d’élitisme doit forcément aller au contact du public. Alors Jarre, coqueluche des médias à cette époque, décide de se jeter à l’eau. Il va donner ce concert tant attendu. Mais il reste bien conscient de la difficulté de recréer Oxygène et Equinoxe en direct. Impossible de rejouer toutes les parties à la fois. Impossible aussi de changer les réglages des synthétiseurs d’un morceau à l’autre, eux qui ne sont pas encore doués de mémoire... Seule solution : faire écouter des enregistrements, une musique préparée à l’avance. Mais dans ce cas, où se situe l’intérêt pour les gens qui peuvent écouter les disques chez eux dans de bonnes conditions ? Il faut nécessairement donner plus, proposer des choses à voir, des choses à vivre...

 Jean-Michel s’inspire du principe du son et lumière. Peut-être se souvient-il de celui qu’il avait vu à Chambord, à peine âgé de quatre ans, sur la musique de son père. Ca avait été sa première émotion musicale. Alors, tout naturellement, le premier concert de Jean Michel Jarre est une mise en scène en plein air, conçue pour être un événement unique, pour que la musique soit vécue au delà de ce qu’elle est habituellement. Reste à trouver le lieu. Ce sera la Place de la Concorde à Paris, un lieu urbain, un lieu historique et symbolique. Rien que ce choix assure l’originalité de l’événement. C’est surtout un endroit propre au rassemblement. Mais il s’apparente également à une grande toile blanche ouverte sur 360 degrés, un lieu idéal pour l’expérimentation. Cette idée de concert dans un tel lieu provoque mille réactions, d’autant plus qu’on apprend qu’il aura lieu le 14 juillet. On qualifie aussitôt Jean Michel Jarre de provocateur mégalo et ce n’est peut-être pas sans raison... Malgré tout, personne ne soupçonne les véritables intentions de l’artiste, un mystère qui va abuser de la patience de ceux qui vénèrent sa musique et qui va fortement exciter la curiosité des autres.

Mais organiser cette fête de rue n’est pas une mince affaire. L’immense détermination de Jean-Michel et de Francis Dreyfus permettra au projet de voir le jour malgré les nombreux obstacles. Il faut d’abord trouver le financement, puis obtenir les différentes autorisations : « commençait alors pour moi, une autre quête que celle de l’inspiration, la quête des autorisations, le graal bureaucratique qui encore aujourd’hui est la clef d’insondables jouissances », car la Ville de Paris, le Service des Eaux, les Beaux-Arts, le Ministère de la Défense pour les façades de la Marine, et les Monuments Historiques sont concernés. Il faut aussi trouver les meilleurs techniciens. Jean-Michel veut que ce soit beau, grandiose et stupéfiant. Pour cela, il souhaite offrir aux spectateurs des éléments visuels capables de l’émerveiller tout autant que la musique. Mais il est également nécessaire de préparer un dispositif de sécurité. Celui-ci sera assuré par 120 secouristes, 16 ambulances et un bon nombre de policiers.
Enfin, il faut concevoir le spectacle et coordonner l’ensemble. Jean-Michel s’occupe de tout avec son perfectionnisme légendaire. Quelques jours avant le jour J - le jour Jarre évidemment - c’est Jean-Michel lui-même qui, comme un prof à ses élèves, explique aux policiers le dispositif : « J’étais assez impressionné. Une grande carte de la Place de la Concorde était tendue sur le mur. J’indiquais aux policiers très attentifs comment j’avais conçu mon affaire... ».
A la vue des installations, les gens comprennent que le soir de ce 14 juillet ne sera sûrement pas comme les autres. 350 techniciens s’activent. On trouve des haut-parleurs sur les toits et dans les arbres sur la longueur des Champs Elysées. Des projecteurs d’images sont braqués sur les façades. On introduit une gélatine colorée dans les réverbères pour leur donner une teinte bleue, blanche ou rouge. On change aussi les conduites d’eau des fontaines pour synchroniser les jets d’eau à la musique tandis que le terroriste-artificier Daniel Azancot pose ses bombes dans les jardins publics...

La scène est installée, juste devant l’Obélisque, par les Pompes funèbres de Paris ! L’emplacement est le meilleur pour que tout le monde puisse voir Jean-Michel Jarre. On prévoit alors quelques dizaines de milliers de spectateurs, une estimation qui permet de fixer avec la police l’importance des mesures de sécurité et la longueur des barrières. Les personnalités seront installées aux premières loges entre l’Obélisque et la rue Royale. La volonté de Jarre d’associer un formidable spectacle visuel à l’émerveillement musical se concrétise : on projettera des images et des lasers sur les façades des bâtiments qui bordent la place. Jean-Michel orne la scène d’une garniture très riche en matériel électronique. Il apporte d’abord ses instruments, emprunte également quelques KORG à un certain Francis Rimbert. Il dispose aussi d’une grande table de mixage. Il faut entasser tout cela sur une petite scène et couronner le tout d’une brochette de spots lumineux. La scène ressemble alors à un château fort électronique.


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 Le 14 juillet 1979 est réellement une fête nationale. Celle-ci débute comme tous les ans par le traditionnel défilé, mais finit de façon inhabituelle : 190 ans après la prise de la Bastille, Jarre s’engage dans la prise de la Concorde ! L’Obélisque, c’est peut-être peu de chose, mais l’événement restera un symbole qui marquera aussi les débuts d’une Révolution. Dix-huit heures. Les gens se pressent vers la scène devenue bulle de plastique à cause de la pluie. Rapidement, ceux qui s’étaient installés confortablement sont obligés de plier bagages et sont absorbés par la foule,  une foule immense qui s’entasse à perte de vue et qui angoisse terriblement les services de sécurité. Il est à peine dix-neuf heures lorsqu’Europe 1 donne une première estimation du nombre de présents : « quatre cent mille personnes se bousculent déjà Place de la Concorde pour applaudir ce soir Jean Michel Jarre... ». Non seulement les gens s’agglutinent par milliers, mais l’excitation est à son comble. On est obligé de fermer trois stations de métro et l’on ne compte plus les voitures écrasées par le public...
Dans la journée, on avait pu voir les petits David et Emilie Jarre « vérifier » le bon fonctionnement du matériel, un casque sur les oreilles et l’air attentif... Maintenant, on aperçoit Charlotte et Jean-Michel réfugiés dans leur donjon. Ils sont comme sur une île perdue au milieu de la marée humaine et leur seul moyen de communiquer avec l’extérieur reste le talkie-walkie. La foule est si dense que le Préfet de Police ne parvient pas à rejoindre sa place. De colère, il quitte sa voiture, son chauffeur et tente d’avancer seul. Il devra passer par les égouts pour achever ce parcours du combattant et profiter du spectacle !

 Le début du concert est imminent. On annonce à la télévision que plus d’un million de spectateurs sont entassés autour de la Place de la Concorde. Les Champs Elysées sont complètement submergés. Puis, la télévision réduit subitement son estimation à cent mille spectateurs : le Président de la République n’a réuni que cinquante mille personnes pour le traditionnel défilé, il ne faudrait pas que la différence soit trop grande. Jean Michel Jarre monte définitivement sur scène et ressent une énorme pression. C’est le trac : « Quand je suis monté sur scène, derrière mes synthétiseurs, j’ai eu un choc. J’ai même eu peur tellement les gens poussaient, les yeux fixés sur moi. Un million de personnes qui vous entourent comme un océan, je n’avais jamais connu cela. Les rues grossissaient. J’ai eu un moment de panique... De la scène, je ne voyais que du noir à perte de vue, l’immensité du public. Avec le public, ça a été un rush plus qu’un contact réel. » Pour aider les gens à le distinguer derrière les claviers (on en trouve une bonne quinzaine sur la scène), Jean-Michel a revêtu une tunique argentée qui lui donne une allure de messager du son et de la lumière venu d’une planète où la technique adore l’art et lui rend hommage pour le bonheur de tous.
Le spectacle commence. Les oreilles de chacun se dressent, Jean-Michel les bombarde de sons merveilleux qui reconstruisent un à un une musique que l’on croyait connaître. En outre, les yeux n’envient pas les oreilles : la musique de Jean Michel Jarre désormais en version visuelle ! Images géantes, lumières aux multiples couleurs, lasers, effets faisceaux, boules, jets d’eau et feux d’artifice sont parfaitement synchronisés à la musique. Jean-Michel est penché sur ses machines infernales. Il n’a pas une seconde de répit. Il doit jouer sur les claviers, régler les synthétiseurs, mixer et diriger le spectacle en même temps. « Le centre de Paris était mon jouet, ce soir-là. C’était une sensation extraordinaire. J’appuyais sur des boutons, je laissais mes mains courir sur le clavier et tel monument s’éclairait, tel autre rejoignait les ténèbres ». Les spectateurs explosent de joie et d’étonnement.
Ceux qui ne s’en étaient pas rendu compte, admettent l’évidence : Jarre n’a pas fini de faire parler de lui...
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Le concert se base comme prévu sur Oxygène et Equinoxe. De ce point de vue, il y a peu de surprises, sauf lorsque Jean-Michel s’amuse à improviser un petit solo à la fin d’un ou deux morceaux. Pour le visuel, c’est une grande première : aucun concert jusqu’ici n’avait été illustré de cette manière. Les façades des bâtiments reçoivent beaucoup d’images de la Révolution Française, mais pas seulement. On découvre aussi des images plus contemporaines, de la foule, de personnages célèbres et beaucoup d’animaux. Et toutes ces illustrations viennent accompagner la musique comme ça ne s’était jamais vu. Pour Equinoxe 3, par exemple, on commence par des images joyeuses de la Révolution mais la partie finale est illustrée par les guerres, les massacres et la fameuse guillotine... N’oublions pas que Jean-Michel trône alors à l’endroit exact où celle-ci se dressait à l’époque !
La Préfecture confirmera le lendemain ce qu’il est impossible de cacher : le nombre des spectateurs a certainement dépassé le million. Aucun accident ne s’est produit, on compte seulement deux crises cardiaques et sept accouchements, ce qui est normal pour une si grande population. Il aura fallu cinq heures au public pour quitter les lieux. Le monde entier a suivi l’événement, car en plus du million de spectateurs, cent millions de paires d’yeux se sont tournées vers les tubes cathodiques pour apprécier la retransmission du concert. Même les Japonais l’ont découvert, à huit heures du matin.
Jean Michel Jarre a fait de l’idée de concert une sublimation du son et lumière. On savait que sa musique était extraordinaire, il s’en sert maintenant pour créer des événements uniques : « ce spectacle est la réalisation de l’un de mes rêves : renouer avec la vieille tradition populaire de la fête musicale libre et gratuite ». Il a réussi son pari, interpréter sa musique en extérieur et l’accompagner d’une mise en scène visuelle adaptée. Le succès est total : Jean Michel Jarre a mis un million de personnes en extase ! Une réception est organisée à l’Espace Cardin le lendemain du Concert. Jean-Michel y rencontre les spectateurs de renom. Parmi eux, Mick Jagger qui avait gardé la barbe pour rester anonyme dans le flot de spectateurs, a tenu à rencontrer Jean Michel Jarre personnellement pour lui dire, un peu écoeuré peut-être mais admiratif : « I’ve never seen that in my life » (« Je n’ai jamais vu cela de ma vie »).
Jean-Michel repassera en voiture sur les lieux du concert et verra l’étendue du désastre : des dizaines d’objets abandonnés jonchent les pavés comme des victimes sur un champ de bataille, pour prouver que cette nuit-là, il a remporté une victoire écrasante, presque cruelle. Dans les six semaines qui suivront, Jean Michel Jarre vendra huit cent mille albums.

Frédéric Esnault

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(Extrait d'Oxygène n ° 5, Décembre 1999)

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