15/06/2012

(extrait d'Oxygène n° 4, avril 1999)

http://oxygenejmj.free.fr/magazine/images/conftit2.jpg


Après le concert qu’il a réalisé dans le cadre d’Apple Expo, Jean Michel Jarre a donné le dimanche 20 septembre 1998 une conférence sur le futur de la création musicale.
Cette conférence était l’occasion de parler de ce qui lui tient à cœur dans le domainede la musique et de l’image lié à l’utilisation de la technologie : « Je voudrais aujourd’hui aborder différents thèmes avec vous, parler de musique, de technologie, de multimédia, d’interactivités. »

 Il a d’abord souligné que l’aventure de la création liée à la technologie n’était pas si  récente qu’on veut le faire croire : « C’est le 50e anniversaire de la musique électronique puisqu’il y a 50 ans exactement Pierre Schaeffer inventait le concept de musique concrète, qui a donné la musique électroacoustique, et en même temps Stockhausen créait le premier film de musique électronique à Cologne en Allemagne. »

http://oxygenejmj.free.fr/magazine/images/conf1.jpg

 L’informatique et l’ordinateur

L’informatique et les ordinateurs ont beaucoup évolué de leur création à la sortie de l’iMac et, pour Jarre, l’image d’une informatique bienfaisante n’est réelle que depuis peu car « c’est depuis assez récemment, 2 ou 3 ans, qu’on s’aperçoit que l’informatique commence vraiment à nous faciliter la vie. » Cependant, il regrette encore le manque de convivialité et l’absence d’esthétique de l’ordinateur.
La lacune esthétique de l’ordinateur en fait un objet très impersonnel alors qu’« on a besoin absolument de développer nos relations affectives avec les instruments. » Jean  Michel Jarre fait remarquer à ce propos que « depuis le début de l’informatique, il y a eu un progrès énorme sur le plan technologique mais il y a presque eu une régression dans le domaine esthétique qui est pourtant essentiel pour chacun de nous ». Il donne alors l’exemple de Stradivarius qui gardait chaque violon pendant un mois dans sa chambre avant de mettre la dernière couche de vernis, en concluant qu’« aujourd’hui personne n’a vraiment envie de coucher avec un ordinateur. »


Quant au manque de convivialité de l’ordinateur, il provient de la pauvreté des interfaces avec le créateur : « On est toujours coincé avec une souris et quand on pense qu’on a quand même 10 doigts de pied et 10 doigts de main, 2 yeux, 2 oreilles..., on a quand même une interface qui semble vraiment  primaire. » S’il met beaucoup d’espoir dans le développement actuel des interfaces vocales, Jarre regrette le manque d’interface analogique alors qu’il existe déjà des interfaces à bouche pour imiter le jeu des instruments à vent avec un synthétiseur.
« L’informatique dans l’avenir, pour la musique, doit absolument essayer de s’ouvrir aux interfaces analogiques. »
Pour lui, le lien qui existe entre l’image et le son pourrait même conduire à la création d’interfaces encore plus particulières : « On pourrait imaginer qu’un peintre fasse de la musique avec un pinceau ou avec un crayon. C’est ça qui est intéressant avec la technologie. »

 Les instruments

http://oxygenejmj.free.fr/magazine/images/conf3.jpg


L’un des sujets très discutés pendant la conférence fut la technologie des instruments électroniques qu’il s’agisse de l’ordinateur ou du synthétiseur. Jean Michel Jarre tient d’abord à mettre en garde les gens sur l’approche qu’ils peuvent avoir face aux instruments électroniques : « Je ne pense pas qu’il y ait des instruments universels. C’est une approche dangereuse que de penser que la qualité du son vient seulement de l’instrument. » Il se méfie aussi des effets de la mode de l’analogique en rappelant l’histoire de la fameuse TB303 : « Pour les musiciens qui connaissent un peu les synthés, si on parle par exemple de la TB303 qui est un instrument de légende pour toute l’acid house et la house music, il ne faut pas oublier non plus que cet instrument a été un échec commercial quand il est sorti parce que tous les musiciens à l’époque considéraient qu’il avait un son vraiment dégueulasse. »
La mode joue aussi sur la conception des instruments. Aujourd’hui, les différentes marques de synthétiseurs multiplient les instruments à émulation analogique avec un fleurissement des potentiomètres qui peuvent devenir de véritables leurres pour les artistes car « on fait croire que le bouton que l’on a sous la main fait réellement ce que l’on veut qu’il fasse mais, en fait, il peut faire n’importe quoi. A priori, une interface qui peut faire n’importe quoi fait un peu tout mal plutôt qu’une chose bien. »
En fait, Jarre déplore le peu de liens qui unissent les fabricants et les utilisateurs, ce qui donne des instruments qui ne répondent pas aux exigences de la création : « Aujourd’hui, pour développer un synthé, ça prend souvent, entre le début de l’idée et le résultat dans le magasin, près de 4 ou 5 ans, et le constructeur vous approche 6 mois avant, au fond, pour choisir la couleur. »

 Création de sons et d’images



Grâce à la technologie, « une des grosses nouveautés pour un créateur qu’il soit dans la musique ou dans l’image, c’est qu’au fond, de plus en plus, il y a un parallèle qu’on peut faire entre le traitement audio, le traitement des sons et le traitement des images. » Même si « le rapport des couleurs et des sons ne date pas d’aujourd’hui », la technologie permet une prise de conscience de l’interactivité son-image. Avec JArkaos, Jean-Michel applique les principes de la musique à l’image, et après l’iMac Night, il envisage de faire l’inverse : appliquer des techniques de l’image aux sons. « Je voudrais aussi développer la 3D ou le relief sur le plan musical. » Et il décrit déjà la chose : « De la même manière qu’avant-hier chacun avait des lunettes, on pourrait imaginer que chacun pourrait aussi avoir un casque qui permettrait d’avoir un vraie stéréo, une vraie séparation droite gauche et une vraie possibilité de relief dans l’espace. »
On commence aujourd’hui à appréhender un peu mieux la technologie sur le plan musical car son utilisation est plus ancienne. « On est dans une époque extrêmement privilégiée où on commence à avoir suffisamment de recul sur la technologie pour justement mélanger aussi bien des instruments acoustiques que des instruments purement analogiques, que des sons issus de logiciels informatiques. »
Cependant, cela pose encore des problèmes d’écriture par rapport à l’attitude des musiques plus classiques car « on ne conçoit plus la musique en terme de notes et d’harmonies mais en terme de sons. » Jarre imagine même une partition en 3D...
Pour les images, interrogé sur l’utilisation potentielle d’images subliminales, il reste assez réservé : « C’est quelque chose d’assez dangereux sur le plan moral mais aussi sur le plan physique, pour les épileptiques notamment. »
Jean Michel Jarre a été questionné sur la possibilité de l’interactivité entre l’artiste et son public lors d’une création, interactivité qui consisterait, par exemple, à faire participer les spectateurs lors d’un concert. Il a bien comme idée d’augmenter l’interactivité mais « ce sont des choses qui sont difficiles à mettre en œuvre encore aujourd’hui pour que ce soit un réelle participation. » Pourtant, il n’abandonne pas l’idée : « ce que je voudrais faire l’année prochaine, ce serait de jouer chaque soir avec des musiciens qui ne sont pas dans la même ville ou le même pays à travers Internet. »
A cette occasion, Jarre a encore fait remarquer combien le CD-ROM ne permettait pas une réelle interactivité : « Permettre de reprendre le mixage d’une musique en donnant 4 faders virtuels pour mixer la basse, le piano, la batterie... je trouve qu’au fond ça ne va pas très loin, c’est très frustrant. Ce n’est qu’un gadget. »

 Internet


Avec l’évocation de la création artisitique et des nouvelles technologies, quelques uns ont interrogé Jean Michel Jarre sur l’utilisation d’Internet et le problème de piratage.
« Il y a beaucoup de paranoïa sur les risques que comporte Internet dans la piraterie et la diffusion » commente Jarre. Il explique qu’il faut faire une différence entre la piraterie, qui existait bien avant Internet et le « détournement de la création » puisque, pour lui, « la création est un remixage constant des influences que l’on peut avoir autours de soi. » Il ne pense pas qu’Internet va tuer les autres formes ou les autres supports artisitiques comme beaucoup le sous-entendent : « Je ne pense pas que, si demain on a Les Misérables sur Internet, dans une société où les gens ont envie de faire de moins en moins d’effort parce qu’on leur facilite de plus en plus la vie, les gens fassent l’effort d’imprimer les 500 ou 600 pages des Misérables sur un papier qui ne leur plaira pas alors qu’il y a le livre tout prêt en format livre de poche. »
En fait, Jarre veut redorer un peu l’image d’Internet qui reste pour l’instant un peu trop matérialiste. « C’est encore un des rares espaces poétiques qui existe et on n’en parle pas assez. On parle beaucoup d’Internet sur le plan financier, sur le plan mercantile et pas assez sur le plan de la création. »

Les concerts


Le dernier thème abordé est celui des concerts, avec l’utilisation d’images 3D enactualité. « Je crois qu’aujourd’hui un concert doit être un spectacle », explique Jean Michel Jarre en rappelant que « nos grands parents disaient, quand ils allaient aux concerts, on va entendre quelqu’un. Aujourd’hui, on dit plutôt qu’on va voir quelqu’un. » Toutefois, il fait remarquer que « le visuel et l’image ne viennent en aucun cas au secours d’une musique qui aurait besoin d’images pour être convaincante. »
En fait, c’est l’emploi de la musique électronique qui a engendré de nouveaux problèmes pour la scène mais aussi de nouveaux concepts : « La musique électronique était la moins scénographiable possible. » Mais « pour que la musique électronique sorte de cette espèce de fatalité de l’homme tronc », Jarre a développé l’utilisation de nouvelles technologies en terme d’image, que ce soit la harpe laser, l’image géante, ou enfin l’image live 3D comme à l’iMac Night. Ce dernier concert était en fait un essai : « Le concert était assez expérimental. Il y a des choses que je voudrais améliorer dans le contenu visuel, dans le fait de pouvoir élaborer un vrai story board sur lequel on puisse se référer en tant que spectateur et auditeur, et sur le plan musical, bien entendu, pouvoir concevoir la musique en fonction de ça. »

Bien sûr, Jarre n’est pas esclave de la technologie. Il l’utilise selon ses besoins créatifs : « la 3D n’est pas nécessairement un élément, c’est une partie, c’est comme quand on fait un morceau, il y a des morceaux où on a envie de mettre de la basse et puis d’autres où on n’a pas envie d’en mettre. » Mais l’image 3D reste quand même une avancée du point de vue scénographique et il compte l’améliorer et l’employer dans d’autres contextes. « Ce que je voudrais vraiment faire, c’est  pouvoir aussi, en dehors des concerts, faire une sorte d’événement qui soit entre le concert et un cercle de DJs, justement en utilisant la 3D. »
En fait, la technologie a permis beaucoup de progrès pour la scène et contrairement aux préjugés, elle n’aboutit pas à l’isolement des hommes : « La technologie ne va pas vers un isolement car c’est aussi une aventure humaine, c’est aussi de plus en plus un travail d’équipe et de groupe même si le public ne le ressent pas ou même si les médias, qui s’intéressent à l’apparence des choses, n’en font pas état. C’est, je pense, un des grands atouts de la technologie et de l’informatique. »
Jean Michel Jarre profite de l’occasion pour remercier toute son équipe, et plus particulièrement ceux qui ont œuvré à la réussite des effets visuels de l’iMac Night. Il rappelle l’importance que représente un tel projet sur le plan humain : « On mesure très mal la quantité de travail et d’énergie et la manière dont il faut se dédier à un projet comme ça : il faut pratiquement y dédier son existence pendant un moment, 24 h sur 24. Ce sont des choses qu’on ne dit pas assez car ça va bien au delà de ce qu’on peut en gagner financièrement et même sur le plan de la reconnaissance. C’est tout simplement grâce à la foi qu’on a en une idée qu’on a envie de la mener jusqu’au bout.»

Maxime Esnault

 http://oxygenejmj.free.fr/fanclub/couvno4.gif
(Extrait d'Oxygène n ° 4, avril 1999)

No comments:

Post a Comment