Alors que l’utilisation des synthétiseurs restait encore marginale au moment d’Oxygène et d’Equinoxe, au début des années 80, la banalisation de la synthèse analogique se fait ressentir. Jean Michel Jarre trouve alors que le synthé et ses sons « à la Goldorak » est devenu une « espèce d’enivreur sonore ». Pour s’éloigner de ce cliché, il va d’abord créer l’épisode de la vente aux enchères de Musique pour Supermarché puis l’album Zoolook avec comme concept de base l’échantillonnage.
A cette époque, l’échantillonnage (sampling en anglais) est très peu utilisé, Zoolook deviendra donc d’emblée une musique hors-normes aussi bien pour l’idée de départ que pour le résultat obtenu. Avec cet album, Jarre part explorer le plus ancien son créé par l’homme : la voix. Il enregistre les paroles de toutes sortes d’individus, venus d’ethnies éloignées, du journal télé ou de son entourage. Cette approche de la musique par l’échantillonnage de sons peut paraître triviale à notre époque où les samplers sont devenus plus performants et plus abordables. Mais le travail sur les sons réalisé par Jean Michel Jarre est resté unique tellement il est précis et inspiré. Le musicien ne s’est pas contenté de piller des paroles de chansons, il a sélectionné et modifié des sons pour les plier à sa volonté artistique.
Par rapport aux albums précédents, Jean Michel Jarre innove aussi en utilisant des instruments plus traditionnels. Comme pour du rock, on retrouve guitare, basse et batterie : maintenant que le synthétiseur a bien pris sa place dans les groupes pop, pourquoi ne pas utiliser leurs instruments habituels à d’autres fins ? Pour jouer avec lui, Jarre s’entoure de musiciens mais pas n’importe lesquels. Adrian Belew à la guitare a joué pour David Bowie, Yogi Horton à la batterie a participé aux disques d’Aretha Franklin et George Benson, et Marcus Miller a joué avec Miles Davis. Ces artistes aux horizons différents accentuent le mélange des genres que représente Zoolook. Mais l’album bénéficie également d’un petit groupe de choristes et d’une interprète vocale d’exception : Laurie Anderson. Sa voix apparaît, non traitée, au milieu des échantillons.
Jean Michel Jarre n’a quand même pas abandonné les synthétiseurs. Il s’en sert d’abord pour traiter les voix qu’il a enregistrées : Zoolook contient beaucoup moins de sons de pure synthèse mais obéit toujours à ce souci d’obtenir des sons inédits. Pour cela, le musicien utilise principalement le Fairlight, un appareil révolutionnaire à l’époque. Cet instrument est sans doute la clé de voûte de l’album : Jean-Michel en a fait l’acquisition au début des années 80 et c’est la machine dont il rêvait peut-être déjà lorsqu’il était au GRM et qu’il s’amusait à découper des sons sur bandes magnétiques... Avec ce nouveau système, Jarre inflige différentes transformations aux échantillons vocaux : il les étire, les inverse, les découpe en mots, syllabes ou phonèmes. Jarre emploie aussi d’autres synthétiseurs, quelques analogiques ou le tout nouveau DX7 avec son principe de synthèse par modulation de fréquence. Pour le seconder, il fait appel à Michel Geiss bien sûr, mais aussi à Frédérick Rousseau qui l’avait accompagné lors des concerts en Chine.
Le mélange des genres et de sons d’origines diverses font de Zoolook une musique littéralement étrange et atypique. On y découvre le paradoxe de sons au goût synthétique mais familier : on se retrouve plongé dans de folles conversations incompréhensibles. En composant Zoolook, Jean Michel Jarre quitte ainsi l’abstraction pour se tourner vers l’homme dans sa diversité pluri-éthnique. Cette musique est aussi l’aboutissement d’un travail de longue haleine puisque certains passages sont l’ultime perfectionnement d’extraits de Musique pour Supermarché. Ethnicolor est le premier morceau de l’album, album qui est finalement divisé en musiques indépendantes reprises chacune sous un titre différent, ce qui change un peu l’habitude prise depuis Oxygène. Le titre « Ethnicolor » annonce bien la couleur ethnique de ce qui va suivre. Ce morceau débute par un cri fascinant, comme le bâillement de l’humanité en éveil. Puis des voix s’élèvent doucement sur un accompagnement lent. Les voix synthétiques se répondent et s’organisent. Denouvelles voix sortent alors du silence, s’agitent et s’ajoutent sur un rythme qui s’accélère. On entre alors dans un finale fascinant qui met en jeu la batterie et la basse. La musique devient complexe et puissante comme si on assistait au progrès de la civilisation, mêlant toutes les voix du monde.
Le deuxième morceau s’intitule Diva et est en fait une reprise de l’album Musiquepour Supermarché. Cette nouvelle version bénéficie de la voix de la chanteuse LaurieAnderson qui chuchote des sons aux oreilles de l’auditeur. La musique suit ici un modèle proche de celui d’Ethnicolor : le début, très calme, construit une atmosphère intime, la deuxième partie est plus rapide avec la batterie, la basse et la guitare électrique. Laurie Anderson continue à nous charmer avec sa voix de sirène au milieu d’autres voix étranges.
Zoolook est une musique beaucoup plus courte et plus rock. On assiste à une déferlante de sons vocaux ou de paroles instrumentales, on ne sait plus très bien. Le morceau est construit comme une chanson traditionnelle, avec couplets, refrain et des choeurs pour embellir l’ensemble, le tout sur une rythmique très appuyée. Ce morceau a été remixé en 1985 et cette version a remplacé la première sur l’album jusqu’en 1997, date à laquelle l’originale a finalement repris sa place. Avec Wooloomooloo, on entre dans l’atmosphère étrange d’une civilisation lointaine. La musique est plus simple, presque primitive.
Elle est lente, ponctuée par l’irruption de « wooloomooloos », transcription des paroles d’un aborigène australien.
Zoolookologie est une musique des plus trépidantes où les sons s’entrechoquent et s’excitent sur un arrangement très rock lui aussi. Les voix subissent toutes sortes de convulsions tandis que le thème principal évolue avec une touche d’optimisme. On y entend à plusieurs reprises le propre nom de Jean Michel Jarre (cherchez bien !). C’est le deuxième morceau a avoir été remixé en 1985 mais on retrouve avec plaisir la version d’origine dans l’album remasterisé en 97.
Blah Blah Café, originaire lui aussi de Musique pour Supermarché, comporte moins de voix que les autres morceaux de l’album. Mais on assiste quand même à une discussion des plus énergiques entre un son aigu et un son grave. Les synthétiseur se répondent, s’échangent des mots pendant que derrière on sert l’apéritif... Cette musique est comme une peinture de l’ambiance des bars, lieux des rencontres éclectiques. L’album finit par Ethnicolor II, sorte de voyage dans l’ambiance impersonnelle et individualiste des supermarchés. Au milieu des bruits de caisses enregistreuses et decaddies, les appels plaintifs ont du mal à se faire entendre tandis qu’un gros son devioloncelle porte leur désarroi. Cette musique, lente et mélancolique, nous vient bien sûr de Musique pour Supermarché. A la toute fin de l’album, le bruit des pas d’une personne se dirige vers la sortie...
Zoolook sort en 1984 dans 40 pays. L’album recevra de nombreuses récompenses y compris aux Etats-Unis. En France, c’est le Grand Prix du Disque Français et la première Victoire de la Musique pour l’album instrumental de l’année. Pourtant le public met beaucoup de temps à accepter cet album si différent des précédents. Le succès viendra avec le temps car, au moment de sa sortie, Zoolook reste très en avancesur son époque et ses retombées sur le monde musical mettront plusieurs années à se manifester réellement. Il reste un album inégalé à ce jour.
Maxime Esnault
(extrait d'Oxygène n° 5, Décembre 1999)
No comments:
Post a Comment