Malgré ses 29 ans, il a gardé un petit air d’enfant prodige. C’est que dans le domaine de la musique, iI a tout fait, et avant les autres. Fils du compositeur Maurice Jarre auquel on doit la musique des films « Lawrence d’ Arabie ., « Docteur Jivago », pour ne citer que les plus célèbres), il apprend le piano à cinq ans, entre au conservatoire, le quitte pour suivre les nouvelles voies de la musique, travaille sur I’un des premiers synthétiseurs européens, fait interpréter l’une de ses oeuvres à l’Opéra de Paris en 1971, se dirige vers la musique de films, de ballets, de génériques de télévision. La chanson I’attire aussi : il en écrit pour Gérard Lenorman, Christophe, Patrick Juvet et Françoise Hardy. Et enfin « le » disque : Oxygène, un merveilleux voyage dans les possibilités musicales d’aujourd’hui. On ne sait plus quel record citer en premier lieu: nombre total de disques vendus, conquête du hit-parade anglais; implantation aux USA et un peu partout dans le monde.
TM : C’est Catherine Lara qui disait que I’avenir de la musique populaire de grande audience se trouvait en France. votre avis ?
Jean-Michel Jarre : «, Ce n’est pas tellement un problème de pays que de génération, Catherine Lara pa1e peut-être d’un secteur de la musique qu’on pourrait appeler le  » folklore « . Catherine Lara, comme William sheller Patrick Juvet ou Christophe, rflète notre époque, une société déteminée, une mode. Je crois qu’il faut bien différencier le folklore, c’est-à-dire la chanson, et une musique qui n’est pas emprisonnée dans des frontières déterminées. En ce qui me concerne, j’essaie de dépasser un genre bien précis.
C’est difficile de franchir les frontières si l’on se cantonne dans un secteur de la musique, la chanson. Plusisuers barrières se dressent : la langue, la culture. Le fait qu’ « Oxygène  » se soit bien vendu en Angleterre donne à penser que certaines choses peuvent venir de France et se bien placer sur le plan international. Même si je reste un exemple unique jusqu’à présent. » Quand je dis  » de France « , je devrais préciser :  » de pays de culture latine « , Et si je connais un succès international, cela vient peut-être du fait que je n’ai pas  » fait français ».
JMJ : Sans doute des racines européennes et non pas régionalistes. »
TM : Ce qui est malgré tout nouveau, puisqu’on s’accordait à dire que la musique d’origine « californienne » donnait le ton. Qu’est-ce qui explique ce nouveau mouvement en sens inverse ? Car même aux Etats-Unis, des mouvements qualifiés de régionaux luttent contre une sorte d’universalisation de la musique populaire, tout en entrant dans ce système par Ie biais du disque.
J.M.J : « Plus que d’universalisation, je parlerais de standardisation au plan des émotions, de I’expression. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose au départ, mais à cause du show-business, la musique est devenue une industrie. En tant qu’artiste, on peut utiliser l’infrastructure industrielle. II y a une centaine d’années, aucune barrière n’existait entre le compositeur et ses auditeurs. A présent, il existe un tel circuit commercial qu’en effet il devient plus difficile de se faire entendre. Mais ii faut nuancer. Car si vous ne suivez pas la filière, si vous l’ignorez, vous vous coupez complètement de la réalité, Le but de chaque artiste, c’est communiquer, Si vous n’apprenez pas les méthodes de Ia communication actuelles, vous agissez comme un compositeur ignorant le maniement des instruments de musique, qui sont les premières  » machines a communiquer « . »
TM : Et à votre avis, trop peu d’artistes comprennent cette démarche ?
JMJ. : « C’est un problème pour notre génération. II s’agit de réapprendre à communiquer et surtout de ne pas considérer I’industrie des media avec méfiance. II n’est pas question d’établir si les media sont mauvais ou bons : ils sont objectifs, récupérables éventuellement »
TM : Justement, on peut regretter l’évolution actuelle du show-business aussi bien dans le domaine du disque que de I’édition, par exemple, l’industrie du disque est devenue une des branches secondaires de grands holdings. Cette évolution ne se fait-elle pas au détriment de la création, puisqu’un artiste doit être rentable et que la rentabilité passe souvent par le conformisme ?
J.MJ. : « C’est un danger; mais it faut apprendre à s’adapter aux circonstances. »
TM : Lorsqu’on entend des gens de la génération précédente, ii semble qu’ils pouvaient se permettre des expériences de longue haleine. Avant d’être connu par le disque, Brel a chanté pendant quelques années dans les cabarets.
J,M.J. : «On a trop tendance à lier la scène et le disque : je pense qu’il faut les séparer. Le disque est un mode d’expression à part entière. Et c’est vrai que le disque est considéré comme un sous-produit. A tel point qu’en France, le disque est taxé comme un film porno. Et l’on continue à estimer le disque comme le stade foetal d’un artiste qui va aborder la scène.
« Le disque est un nouveau support, exactement comme l’est le cinéma par rapport au théâtre. Il ne viendra à l’esprit de personne de considérer le cinéma comme un art mineur.
« Au cinéma et dans le disque, avous avez deux utilisations du support mécanique, la pellicule d’une part, le vinyl de l’autre. Il y a d’abord le théâtre filmé, c’est-à-dore des films, comme ceux de Bergman, qu’on pourrait monter au théâtre. Ensuite il y a les films de Kubrick ou « Star Wars » qu’il n’est pas possible de présenter au théâtre et qui sont du cinéma, au sens le plus plein du terme.
« Dans le domaine du disque, on peut parler de Brel, Piaf, Brassens. Pour eux, le disque était un support qui conservait un moment de concert. C’est le disque-mémoire.
« Pour moi, le disque est un support nouveau, un mode d’expression à part entière. Dans « Oxygène », j’ai voulu faire une création adaptée à ce nouveau support. Cela ne veut pas dire qu’on soit obligé de faire la même chose sur scène par la suite. Et tout ce folklore qui consiste à dire : « On a vu sur scène tel groupe; c’est la même chose que le disque : « je trouve cela affligeant.
« Parlons à présent de rentabilité. Il faut remettre les choses en place. Avant que n’arrivent les media, la notion de rentabilité n’existait pas dans sa forme actuelle. Mais ou se trouvaient les musiciens ? Ou bien ils crevaient de faim : ou bien ils se trouvaient un mécène. Et la notion de rentabilité était nettement plus arbitraire, puisqu’elle dépendait d’une ou deux personnes »
TM : L ‘art doit être efficace ?
J,M,J. : « Oui, D’abord vis-à-vis de soi-même. Pourquoi un peintre choisit-il telle nuance de bleu, sinon par souci d’efficacité par rapport à lui-même ? Dans l’industrie du disque, je ne crois pas que I’efficacité soit un handicap. Au contraire, dès qu’un artiste fait I’effort d’apprendre à se servir des media, c’est un multiplicateur unique, II est possible de toucher deux cents millions de personnes – chose impensable auparavant, Si je ne nie pas les dangers de standardisation, de robotisation, je crois que tout est question d’attitude vis-à-vis d’un système »
TM : Au sein même de I’industrie du disque, I’artiste ne se sent-il pas trahi quelquefois ? Je veux dire qu’il y a parfois un tel hiatus entre le soin apporté à l’ enregistrement et les critères de fiabilité du disque en tant que support.
J.M.J. : . Je ne crois pas qu’il y ait trahison I Tout se passe au niveau des instruments. Les instruments acoustiques ont été construits à une époque déterminée, pour un propos déterminé, pour une musique qu’on peut préciser. A partir du moment où les rapports du public ont changé, à partir du moment où les moyens de diffusion ont changé, on ne peut plus s’attendre à écouter le son d’une guitare comme on l’ entendait avant. De nos jours, 98 % des gens n’ont jamais entendu de la musique que d’une façon électrique. L’artiste peut être effectivement déçu d’entendre son disque au travers du haut-parleur d’un juke-box. Mais s’il est déçu, ce n’est pas à cause du système, c’est à cause de lui-même. Nombre d’artistes américains ne se sont jamais souciés de savoir quel serait le résultat de leur travail à la fin de la chaîne, à savoir la sortie du haut-parleur. Ce dernier peut être considéré comme la caisse de résonance principale de la musique de notre époque. » Si on n’adapte pas notre lutherie et notre musique aux moyens de diffusion – comme on adaptait notre système musical, voici trois cents ans, aux instruments tempérés, système encore beaucoup plus contraignant – , le résultat ne pourra qu’être déformé par rapport aux espérances de I’artiste. »
TM : Ce qui vous amène à utiliser des instruments électroniques ?
J.M.J. : « Je crois que c’est la seule façon d’ être synchrone avec notre société. Et lorsque j’écoute ma musique passant dans un juke-box, cela ne me gène pas, puisqu’elle a été créée au départ pour ce genre de diffusion. Chose irréalisable avec des instruments acoustiques, qui n’ont pas été faits pour cela. Même avec le meilleur micro, un instrument acoustique perd 50 % de ce qu’il est. Ne parlons pas de la perte au travers du magnétophone, du pressage et des chaînes de haute ou de basse fidélité. »
TM : C’est en réfléchissant à tout cela que vous avez conçu « Oxygène » ?
J,M,J, : « Apres un enseignement classique et un travail de recherche musicale avec Pierre Schaeffer et Pierre Henry , je me suis aperçu que I’enseignement classique est tout à fait abstrait et basé sur le solfège écrit, qui nous a déformés et fait perdre toute notion sensitive et tactile. On apprend à écrire la musique avant de la faire : c’est peut-être la raison du problème des musiciens modernes. Dans tous les autres domaines artistiques, ii n’y a pas de solfège écrit. » D’autre part, j’ai l’impression que la musique contemporaine n’est qu’un épiphénomène de la musique classique traditionnelle. Les musiciens de cette tendance se sont aperçus que nous vivions au XXe siècle avec un système musical vieux de trois cents ans. lIs ont voulu faire évoluer les choses. Mais l’erreur a été de vouloir une évolution en partant du vieux système. En fait, ils ont adopté une attitude scientifique et non pas artistique. Le résultat est patent: ils s’éloignent de plus en plus de la sensibilité, ils s’adressent à l’intellect, à une élite. »
TM : Au sein de la création, n’avez-vous pas une attitude élitiste, puisque la manipulation des instruments électroniques n’est pas à la portée du premier venu – attitude contre laquelle réagissent des mouvements comme le punk, je crois ?
J.M.J, : . II n’y a pas d’élitisme, la manipulation, la connaissance des instruments électroniques et de leurs possibilités est le résultat d’une recherche personnelle, C’est le contraire de I’élitisme. C’est retrouver la loi du plus grand nombre. Si on place me démarche à I’opposé du mouvement punk, c’est une erreur. Le mouvement punk est une copie, sur le plan musical, de groupes qui ont eu leur succès autrefois. Le mouvement punk est plus sociologique que musical, C’est une attitude de réaction, récupérée par I’industrie du disque, Le punk est à I’origine du renouveau de la vente des 45 tours, qui dépérissait en Angleterre, ces derniers temps. – Les punks ont une attitude très saine vis-à-vis de la musique, lIs refusent d’aller à l’école pour apprendre la musique, ils ont une approche directe des instruments de musique, C’est très bien, mais les punks n’ont pas inventé cette attitude. C’est malheureusement une attitude que nous avons abandonnée en Europe, depuis que nous avons nos sacrés solfèges. Dans d’autres cultures, cela n’existe pas et Dieu sait si les musiques chinoises ou indiennes sont savantes. »
TM : II y aurait une confusion sur le vocable « musique électronique » ?
J.M.J, : . Je crois. On a tendance à croire que cette musique est élitiste. Pourquoi ? Parce que les premiers à I’employer étaient des techniciens plus que des compositeurs. lIs ne sont devevenus compositeurs qu’au moment où ils avaient I’impression de maîtriser les nouveaux instruments. D’où une démarche intellectuelle. Ce qui est une erreur. Le vocable  » musique électronique  » est un barbarisme, car la musique n’ est pal électronique ; les instruments le sont, et je dirais même que seuls les composants le sont. Si on oppose les instruments électroniques aux instruments classiques, qui sont mécaniques, il faudrait appeler la musique classique : « musique mécanique « . Dès qu’on a une émotion à communiquer, on peut le faire au travers d’une guitare, d’une harpe ou d’un ordinateur. L’approche est la même. . Partant de cette réflexion, je rejette la conception qu’ont certains artistes, qui considèrent que les instruments électroniques sont des gadgets à effets. Pour mol, ils constituent une lutherie moderne qui permet des : orchestrations à part entière, résultant de la maîtrise de ces Instruments et non pas d’un accident. Et de là, ii faudra repenser les spectacles que je compte bien aborder dès que j’aurai le matériel musical suffisant. Mais là, il s’agira de revoir les définitions traditionnelles du spectacle, tant sur le plan musical que visuel.
Propos recueillis par Alain De Kuyssche.