26/03/2012

L’homme aux doigts d’or - 1997


Jean Michel Jarre, ou de la difficulté d’être moderne dans un univers musical archaïque, d’avoir plus que du succès dans un monde où réussite est synonyme de compromission. Le plus populaire des musiciens français est certainement le moins connu.
Pas plus que les autres media, « Rock ‘n’ folk » n’échappe aux préjugés ou au sectarisme ambiant. Et cet estimable magazine, sans doute choqué par tant de succès et de disques d’or, a mis bien (trop) longtemps à envoyer ses limiers sur la piste de Jean Michel Jarre. Prix de l’Académie Charles Cros, plus de cinq millions d’albums (« Oxygène ») vendus dans le monde – dont près d’un million en France -, l’un des cinq hommes de l’année pour le magazine américain « People », deux millions de pré-commandes pour le nouvel album (« Equinoxe »), il faut reconnaître qu’il y avait là de quoi effaroucher les moins puristes des puristes de la chose « rock ».
Mais au lieu du discours satisfait du businessman/musicien qui a réalisé une formidable opération, nous avons découvert un musicien/musicien entuèrement tourné vers la réflexion et l’action minutieusement élaborée, philosophe à ses heures mais sans pédanterie. Un stratège-aristocrate de la nouvelle musique contemporaine…
OPERA

Jean-Marc Bailleux – Ton père est musicien…

Jean Michel Jarre – Il est compositeur de musique de films. Pour moi, ça a été un handicap plus qu’un avantage. Ce n’est peut-être pas étranger au fait qu’on ne se rencontre qu’aujourd’hui. C’est en France que j’ai l’image la plus floue, et le fait que mon père soit un musicien de variété connu y est pour quelque chose. En fait, mes parents ont divorcé quand j’avais quatre ans, et je n’ai jamais eu de contacts directs avec lui.

JMB – C’est un peu le cas de Vander.

JMJ – Oui, mais Vander, son père est en France. Moi, c’est encore plus artificiel. Et pourtant, des tas de gens se demandent si ce que je fais n’est pas directement influencé par mon père. Ce qui n’est pas le cas.

JMB – Ce qui joue aussi dans le fait qu’on a du mal à te situer, c’est que tu as d’abord été connu comme parolier.

JMJ – C’est un autre quiproquo : c’est comme parolier que je suis connu, alors que par exemple, dans le domaine des synthétiseurs j’ai été un pionnier : j’ai commencer à travailler en 64. A ce moment-là, c’était vraiment des boîtes à chaussures. J’ai fait des études classiques au Conservatoire. Parallèlement, je jouais de l’orgue et de la guitare dans des groupes dont le renom n’a jamais dépassé la banlieue sud de Paris. Dans les années 60, j’ai même gagné le concours de la Foire de Paris avec Mystère IV, le genre de groupe dont tu n’a certainement jamais entendu parler. J’ai joué un peu dans des boîtes en Normandie. Tout cela relativement mal vu du milieu classique que j’ai finalement laissé tomber parce que j’estimais que l’enseignement qui y est donné n’est pas adapté à la musique qu’on doit faire aujourd’hui. Ca devient d’ailleurs de plus en plus inquiétant. Et puis je suis entré au Groupe de Recherche Musicale de l’ORTF, avec Pierre Schaeffer et Pierre Henry, là où j’ai été en contact avec des gens comme Stockhausen, pendant trois ans. Là j’ai pu commencer à travailler avec les premiers véritables synthétiseurs disponibles en Europe. C’était bien avant l’époque de la vogue des synthés dans le show-business et dans les groupes, vers 68. Pink Floyd n’utilisait encore que des instruments traditionnels. J’ai eu le premier synthé fabriqué par Zinoviev à Londres (EMS), et qui est devenu plus tard le VCS 3. Les synthés d’alors ressemblaient plus à des moulins à café qu’à des instruments de musique. La première chose relativement importante que j’aie faite, c’est une commande pour l’Opéra de Paris. C’était la première fois qua la musique électronique entrait à l’Opéra. Ca a fait scandale, les gens des Beaux Arts voulaient interdire le concert ou que je peigne la sono en doré pour l’harmoniser avec les décors. C’est un super souvenir, car ce genre d’endroit on y joue plutôt à soixante-cinq ans, et le faire à vingt c’était vachement intéressant, d’autant que ça ouvrait une porte jusqu’alors condamnée à une certaine musique. J’avais une culture très classique, et même si j’avais joué dans des groupes, je n’étais pas encore très conscient de ce que je faisais. Je sortais du GRM qui était super élitiste : on y faisait beaucoup de sociologie, de philososphie, de mathématiques appliquées à la musique, mais finalement pas tellement de musique. C’est pour cela que je suis parti. Car je trouve que s’il faut être docteur en mathématisues ou en philosophie pour apprécier un concert, cela relève du fascisme intellectuel. Quand j’entends Boulez dire qu’il voudrait que l’IRCAM soit « considéré », qu’on le visite comme un laboratoire et que les oeuvres qui y sont jouées soient prises un peu comme des produits pharmaceutiques, je suis en droit de me poser des questions sur l’avenir de la musique en France. Car entre Boulez et Sheila, il n’y a pas grand chose, et c’est là que la musique devrait exister.

JMB – Disons plus précisément qu’il y a des tas de gens qui font quelque chose, mais qui n’ont aucun avenir social…

JMJ – Exactement, et quand on pense que la musique officielle est faite pour cinq cents à mille personnes, on est vraiment prisonniers d’un ghetto comme nulle part ailleurs. Moi, j’ai toujours cherché à ne jamais me laisser enfermer. Ce qui a eu pour résultat qu’un Maurice Fleuret (le Monsieur musique du « Nouvel Observateur ») n’est jamais parlé de certaines choses que j’ai faites et que « Rock & Folk » n’a jamais parlé des autres. Dès cette époque j’ai commencé d’explorer différentes façons de communiquer avec les gens en ignorant les sectarismes. Quand je suis sorti de cette expérience à l’Opéra, alors j’ai pris conscience du public. Dans le secteur de la musique dite contemporaine, ou même dans la variété, il y a une méconnaissance et un mépris des media qu’on rattache sans arrêt à une notion de marketing et de stratégie commerciale alors que les media sont avant tout des écrans qui canalisent et codent la communication. Moi, plutôt que de me laisser enfermer dans un genre déterminé, j’ai essayé d’explorer toutsles domaines, tous les contextes, du festival de Royan aux jongles publicitaires en passant par la production de gens comme Christophe et Juvet. Cette politique a dérouté pas mal de gens. Surtout dans le « métier » car je ne suis pas sûr que le public soit aussi préoccupé par les étiquettes qu’on peut attribuer à tel ou tel artiste. Les étiquettes, ce sont les media et le show businnes qui les ont fabriquées de toutes pièces. Moi, ce qui m’a toujours préoccupé, c’est la communication : en France quand tu déclares, ce qui est un lieu commun en Angleterre ou aux Etats-Unis, que tu te sens concerné par le public, on te prend tout de suite pour un marchand de soupe. Si l’argent avait été ma motivation principale, j’aurais fait carrière dans la publicité ou je me serais contenté de produire des artistes de variété bien établis. Pour moi, il ne s’agissait pas de faire une carrière sur les media en en profittant superficiellement. Pourquoi les Beatles sont-ils devenus ce qu’ils sont devenus ? Parce qu’ils ont acquis une parfaite connaissance des écrans qui les séparaient du public. Je crois que c’est devenu fondamental pour un créateur. Il y a à peine soixante-dix ans, il n’y avait pas encore d’écran entre l’artiste et son public. Il n’y avait pas plus de distance entre Tchaïkovski et son public qu’entre un artiste de cabaret et le sien.


 

JMB – Il y avait cependant un écran en amont de cela : l’artiste devait d’abord obtenir que sa musique soit jouée.

JMJ – Oui, une barrière sociale, mais qui existe toujours, plus que jamais. Mais disons qu’il y a aujourd’hui une différence essentielle, dans une autre forme d’écran : le magnéto, le disque, la radio…
Avant, tu ne pouvais t’adresser qu’à un public de quelques centaines de personnes, et directement. Aujourd’hui tu peux faire ton truc devant cent millions de personnes. Dorénavant, tu dois choisir : soit tu restes chez toi et tu crées pour une chapelle d’initiés ; soit tu aspires à une grande diffusion de ce que tu fais, et à ce moment-là tu es responsable de ce que tu fais vis-à-vis du public. Quand tu choisis d’emprunter les media, tu ne peux plus dire « je fais ce que je veux, et ce qui se passe ensuite je m’en fous ».


EFFICACE

JMB – Cela veut-il dire que tu penses que la plupart des musiciens agissent en irresponsables ou limitent leur responsabilité à l’objet (l’oeuvre), qu’ils ne se sentent responsables que de la qualité de l’objet sans aucune considération de sa destination ?


JMJ – Exactement. Beaucoup de musiciens font de la musique pour les autres musiciens et pour faire la preuve en circuit fermé de leur identité propre, de leur « valeur », de leur compétence.Non seulement les media, mais aussi le public sont absents de leurs préoccupations. Pour moi, c’est un cas unique dans l’histoire de la musique. Car avant, n’importe quel musicien était complètement responsable du trajet de sa musique, de A à Z. Puisque dans n’importe quel processus de création, il y a trois phases : 1/La conception; c’est-à-dire l’inspiration, les idées 2/ La réalisation 3/ La diffusion et la réception par le public. Quand il s’agissait de Louis Armstrong il n’y avait aucun problème de diffusion, car il jouait pour les mecs qui étaient à deux mètres de sa trompette ; à Woodstock, bien que cela soit devenu ensuite un des phénomènes les plus aboutis du show-business, il n’y en a pas eu non plus. Mais quand tu réalises que 90 % des gens n’écoutent de la musique qu’à travers des cassettes, des amplis, des haut-parleurs, tu es obligé d’en tenir compte au niveau même de la composition. Or il y a de moins en moins de gens qui ont une vison globale de ce qu’ils font. D’où une désastreuse perte d’efficacité : le show-business et les media ont complètement transformé la notion d’efficacité. Van Gogh, quand il choisissait un vert, ou quand il a décidé d’utiliser le couteau plutôt que le pinceau, c’était pour une notion d’efficacité qui était extrêmement artistique. De même Michel-Ange, quand il a peint la chapelle Sixtine, a voulu avant tout être efficace. Aujourd’hui on a tendance à assimiler l’efficacité à la commercialité, ce qui est complètement erroné, il suffit d’écouter Weather Report pour le comprendre. Personnellement, je me suis très tôt aperçu qu’au niveau de l’efficacité, il y avait un problème fondamental dans la musique d’aujourd’hui : c’est qu’on continue de faire de la musique avec des instruments qui datent du XVIIè siècle : c’est d’autant plus un non-sens qu’on greffe dessus des micros et des amplis qui ne sont que des prothèses. Et qui osera prétendre que l’on marche mieux avec des jambes de bois qu’avec ses propres jambes ? Les musiciens du XVIIè siècle utilisaient une instrumentation qui était parfaitement cohérente avec le mode de diffusion de leur musique, sans filtre. A cette époque la lutherie était la donnée « a priori » de la création musicale ; aujourd’hui, ce sont les modes de diffusion électroacoustique ; il faut donc prendre le problème à l’envers et remonter la diffusion à l’instrumentation. On s’aperçoit alors qu’il y a un besoin gigantesque de renouveler la lutherie. Si l diffusion et la réception sont électroacoustiques, pour que le processus soit cohérent il faut que les instruments le soient aussi. Prendre de vieux instruments pour faire de la musique nouvelle, c’est apprendre le chinois pour parler le japonais. Tu peux encore aujourd’hui utiliser un orchestre symphonique, mais à travers la console, sur disque ou sur bande, ce que tu entends n’a plus rien à voir avec ce pour quoi l’orchestre a été initialement conçu.C’est exactement la même chose avec la guitare acoustique de certains groupes californiens, cela n’a plus rien de commun avec le son acoustique : c’est compressé, il y a du delay, du phasing, les graves et les aigus sont corrigés. Pourquoi ? Parce que les instruments acoustiques ne peuvent pas entrer « droit » sur une bande, parce qu’ils ne sont alors plus du tout efficaces. Donc il est indispensable à la cohérence du système de les transformer artificiellement.
Autant sauter cette étape et partir d’emblée d’instruments électroacoustiques.


JMB – Tu n’es pas le seul à avoir tenu ce raisonnement ; il y a eu Stockhausen, toute une école américaine, Carlos Tomita, les groupes allemands et une multitude de groupe de rock qui se sont mis à utiliser les instruments électroniques. Comment te situes-tu ?

JMJ – On a utilisé le synthétiseur de multiples façons : dans toute la rock music, comme générateur d’effets ou comme gimmick ; même Emerson l’utilise encore comme un gimmick ; il lui applique une technique de pianiste, il l’utilise comme des orgues sophistiquées et spectaculaires. Quant à des musiciens comme Walter Carlos ou Tomita, ils considèrent le synthé comme un gadget qui permet d’imiter les instruments classiques. « Switch on Bach » et même « Sonic Seasoning » relèvent d’une attitude totalement passéiste. Or il est temps de considérer les instruments électroniques comme des instruments originaux. Je pense que cela ne présente aucun intérêt, ni d’en jouer comme des instruments existants, ni de leur faire imiter le son d’instruments existants. Dès le départ, puis avec « Oxygène », mon propos a été de montrer qu’il pouvait exister une musique électronique qui se dégage de cette problématique de l’imitation sans pour autant considérer le synthé comme une machine. C’est ce qui me démarque de la plupart des musiciens allemands qui semblent partir du point de vue très déterminé, de l’a priori que les instruments électroniques sont des robots, ce qui amplifie dans l’esprit du public la confusion et lui fait assimiler la musique électronique à quelque chose de froid et de mécanique.Je pense bien évidemment à des gens comme Kraftwerk, mais paradoxalement c’est vrai aussi d’un musicien comme Klaus Schulze. Toute la musique allemande est extrêmement abstraite, intellectuelle, mécaniste, même si chaque compositeur a une démarche propre : ainsi Schulze a un mode de composition extrêmement oriental, très linéaire ; on rentre dans une atmosphère qui ne se développe qu’insensiblement ; on reste dans la même ambiance du début à la fin ; c’est très proche de l’école La Monte Young – Terry Riley, mais aussi du raga. Moi j’essaie d’avoir un mode de composition beaucoup plus vertical, c’est-à-dire de créer des oppositions, des tensions, des contrastes, non pas seulement dans l’ambiance, mais dans la forme même. Dans une certaine mesure je reste très influencé par une culture musicale profondément occidentale. Et pas seulement musicale…

 SEUL

 JMB – Justement, quelles sont tes influences ?

 JMJ – Je citerais… Kubrick. Je suis peut-être plus influencé par le cinéma que par la musique. Ce n’est pas une pirouette. Musicalement, je ne vois pas grans monde qui se détache, sinon Supertramp, Elton John, Mahler… pas vraiment des gens qui utilisent des instruments électroniques. D’ailleurs, je ne me définis pas par rapport à d’autres musiciens, mais par rapport à une direction précise que je me suis fixée. Les influences existent, je les assume, mais elles ne sont pas le moteur de ce que je fais. Et puis depuis une heure nous parlons de musique électronique, alors que je considère que c’est un terme impropre : ce n’est pas la musique qui est électronique, ce sont les instruments. Et si nous avons parlé des instruments, ce n’est pas pour justifier un mode de composition, c’est pour expliquer une NECESSITE de la musique actuelle. Mais une fois dépassé ce stade fondamental du processus, le fait que les gens sachent ou non que j’ai travaillé avec des instruments purement électroniques, je m’en fous complètement. Je dirai même que le fait qu’ils ne le sachent pas et qu’ils ne s’en aperçoivent pas prouve que j’ai atteint un de mes objectifs, à savoir faire passer des émotions au moyen d’instruments dont on prétendait qu’ils étaient incapables d’en donner. Car n’importe quel instrument est capable de transporter l’émotion, c’est une question de talent et de force : si tu as réellement quelque chose à dire, tu dois pouvoir le faire passer à travers une machine à écrire, un tam-tam, un piano ou un ordinateur. L’expressivité d’un instrument n’est pas liée à la lutherie, mais à la force d’expression de celui qui s’en sert. Tu as d’ailleurs été un des seuls en France à l’écrire à propos des synthétiseurs. Tu dis que tu n’apprécies pas « Oxygène », et même si des millions de gens l’ont beaucoup aimé, ce dont je me félicite, je ne fait cependant pas d’autosatisfaction et je pense que toi tu as raison dans la mesure où, comme toi, je pense qu’on peut aller beaucoup plus loin, et dans l’instrumentation, et dans la musicalité. C’est ce que j’ai voulu réaliser avec « Equinoxe ». D’un point de vue pratique, je crois qu’il est important de cesser de travailler avec des instruments qui relèvent du Concours Lépine.Je crois qu’ »Equinoxe » n’est qu’un tout début dans ce domaine, et même là je suis loin d’être totalement satisfait de ce que j’ai fait. La réussite d’ »Oxygène » m’a permis de réaliser ce que je cherchais à faire depuis plus de dix ans, c’est-à-dire pouvoir travailler entièrement seul, dans mon propre studio, avec mon propre matériel, sans contrainte de temps ni d’équipement. De pouvoir rester, comme pour « Equinoxe », neuf mois à chercher de nouveaux sons, à concevoir de nouveaux instruments, ce qui auparavant était financièrement impossible dans les standards normaux. Il y a très peu de musiciens au monde qui peuvent se permettre, comme Yes ou Mac Cartney, de louer un studio pendant six mois. Aujourd’hui, je travaille avec un type extraordinaire, un ingénieur en électronique qui fabrique pour moi les instruments dont j’ai besoin et que nous concevons ensemble. Car les instruments électroniques sont encore relativement pauvres, ou alors impraticables pour en jouer vraiment. « Oxygène » n’est pas une recette sur laquelle je suis tombé par hasard et que j’ai exploitée, c’est un succès assez inatendu qui m’a apporté la liberté.


JMB – Ne te sens-tu pas un peu enfermé dans une formation très académique (le Conservatoire) et très abstraite (le Groupe de Recherche Musicale) ?
JMJ – C’est inévitable, et c’est pourquoi j’ai dès le début été attiré par le rock, en réaction à l’intellectualisme ambiant dans les milieux musicaux « officiels ». En Europe, la création musicale souffre d’une tendance à l’abstraction qui m’est insupportable. L’Occident est le seul exemple historique et géographique de musique écrite. La musique occidentale est le seul art au monde à utiliser un code écrit ; et qui plus est, le musicien occidental considère que la seule musique qui existe est la musique écrite. Or, aujourd’hui, c’est encore prendre le problème à l’envers : le code établi à l’époque du chant grégorien a déterminé la création d’instruments qui soient cohérents avec lui. Qu’est-ce que le piano ? Un instrument qui a été fabriqué en fonction d’une certaine gamme. Toute notre lutherie : le violon, la clarinette, etc… a été conçue en fonction du solfège. Aujourd’hui, on dispose d’instruments qui rendent accessibles n’importe quel intervalle, et même une modulation continue du son. Le solfège, l’écriture, l’harmonie, le contrepoint tels qu’on nous les enseigne sont des archaïsmes qui ne correspondent plus à rien de réel. On apprend aujourd’hui aux gosses la musique avec des manuels qui datent d’un siècle, c’est de la démence et en plus il y a un danger gigantesque d’immobilisation de la création. Quand tu entends des gens qui regrettent de ne pas avoir fait de la musique parce qu’ils n’ont pas pu « l’apprendre », tu te dis que c’est dramatique. On apprend aux gosses « do ré mi fa sol la si do » avant de les laisser toucher à un instrument de musique quel qu’il soit, et c’est scandaleux. A côté de cela, on considère toutes les musiques extra-européennes avec condescendance en prétendant qu’il n’y a qu’un code et que c’est celui de notre harmonie occidentale. Démarche fasciste pour défendre un système extrêmement rigide dans lequel tous les musiciens se sont plus ou moins sentis piégés depuis trois cents ans. La musique chinoise, la musique indienne, la musique arabe sont aussi savantes, aussi complexes que la nôtre. Toutes les musiques non-écrites, toutes les musiques « ethniques » sont considérés comme des musiques primitives. Voilà contre quoi je me suis battu au GRM. Et ces musiques n’ont pas besoin qu’on les transcrive pour exister. Par exemple, la musique pygmée est extrêmement complexe, la codifier, la mettre en partition demanderait des années de travail. Et ce serait aussi utile de la transcrire que de traverser l’Atlantique dans un pot de fleur en bouchant le trou avec son doigt. En fait, et c’est ce qui est le plus grave, l’enseignement académique de la musique casse la sensibilité des enfants. Partout ailleurs, même dans des pays voisins, la musique est intégrée à l’environnement quotidien ; elle n’est plus une affaire de spécialistes.

JMB – Tu tiens là un raisonnement très analogue à celui d’Eno…

 JMJ – C’est marrant, d’ailleurs, j’étais à Munich récemment et nous avons parlé ensemble. C’est une réacion commune à tous les musiciens un tant soit peu conscients. C’est un signe des temps, et je trouve ça extrêmement positif. Lui va faire une musique complètement différente de la mienne, mais notre problématique est la même. J’espère qu’un maximum de musiciens vont se mettre à faire de la musique comme on fait de la peinture, et l’écouter de la même façon. Jusqu’à présent la musique était une activité sociale qui requérait toute une mise en scène – que tu mettes un smoking pour aller à Pleyel ou un vieux jean pour aller à Pantin, le réflexe est le même ; or tu ne mets pas une cravate pour admirer le tableau que tu as accroché à ton mur. Pour moi, la musique doit être complètement intégrée à l’environnement ; elle doit passer par les aéroports (je me suis laissé dire qu’ »Oxygène » était un développement de ce qui était initialement un jingle pour l’autoroute de l’Est), c’est une obligation. Mais, parce que le show-business et les media ont complètement accaparé la diffusion publique des arts, on en est arrivé à ce paradoxe de considérer que la musique est diffusée dans les lieux publics est nécessairement mauvaise. Mais en fait ce n’est pas parce qu’actuellement on diffuse de la merde dans les prisunics que le système « diffusion-de-musique-dans-les-lieux-publics » est mauvais.Si les artistes ne prennent pas le problème en charge, il sera résolu par d’autres sur le mode de la vingt-cinquième image/seconde au cinéma (principe – interdit – qui consiste à intercaler une pub invisible, parce que trop rapide, toutes les vingt quatre image d’un film) : dans les grandes surfaces, il y aura un bruit de fond euphorisant pour accroître les ventes, bruit qui ne relèvera pas de la musique, mais de l’économie politique ; dans les usines américaines (on a tenté l’expérience chez Citroën), on utilise en la réorchestrant de la musique militaire, avec des violons, en filtrant les aigus et les graves pour que ce ne soit pas agressif et en commençant par les tempos de la Légion Etrangère pour terminer sur les tempos nazis. Pour accroître la productivité.


JMB – Mais la musique pour aéroports ou halls de gare n’est-elle pas contradictoire avec la notion de musique à écouter que tu poursuis dans la forme-même de tes oeuvres ?
JMJ – Si, bien sûr et inévitablement, parce que nous sommes des monstres qui ont un pied dans le XIXè siècle et un pied dans le XXIè siècle. Je suis coincé par le fait que ma culture prend ses racines dans les siècles passés mais que je cherche à m’exprimer avec un langage d’aujourd’hui. La plupart des musiciens sont confrontés à ce genre de dilemme. Mais je crois que ce que je fais est, dans l’absolu, une démarche plus moderne que celle du free jazz ou de la musique sérielle : le saxophoniste de jazz a essayé de mettre de l’acide chlorhydrique dans son saxo, de le mettre à l’envers, , de soufler par le nez ou les oreilles, mais cela procède plus de Medrano que d’un travail de musicien ou de compositeur. On essaie de s’échapper de la lutherie parce qu’on est bloqué, mais on continue cependant de l’utiliser. C’est comme pour la musique sérielle : il y a cinquante ans qu’on s’est aperçu que le code était devenu par trop limitatif, mais au lieu de s’en débarasser on l’a étendu et compliqué à l’extrême, à tel point qu’aujourd’hui Xenakis a besoin d’un ordinateur pour déchiffre et simplifier ses partitions que plus personne ne peut jouer. Moi, j’essaie de reprendre le problème dans sa totalité : au niveau de l’instrumentation, au niveau du code, au niveau du contexte et de la forme. Seulement on ne peut pas bouleverser tous les paramètres en même temps, rejeter toutes les influences, sinon il n’y a plus de communication possible. Ce qui est important, c’est que tout en cherchant à se dégager au maximum de survivances archaïques on puisse parvenir à toucher les gens dans leur sensibilité, à obtenir d’eux une réponse à ce que tu fais. Et personnellement, c’est ça qui m’intéresse. Et ce pas du tout, comme tu pourrais le croire, sur un plan de prospective commerciale. Je n’ai pas une telle prétention ; il faut être sacrément fort pour ça. D’ailleurs, je n’avais pas besoin d’ »Oxygène » pour m’assurer des revenus confortables, j’aurais même pu continuer indéfiniment à produire des artistes de variétés… – 

(propos recueillis par Jean-Marc Bailleux).


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