Couronné récemment par l’académie Charles Cros, le premier album de Jean-Michel Jarre l’était déjà par la « vox populi », qui maintient depuis quelques semaines ce disque hors pair en tête des « hots parades », alors qu’il ne bénéficie d’aucun matraquage, ne serait-ce que parce qu’il se prête mal aux promotions de routine…
Oxygène représente – pour la jeune musique française – une événement au moins aussi important que l’apparition des Pink Floyd dans la « pop music » des années 60.
Noyées dans le médiocre bourbier des variétés, les chaînes de télévision n’ont pas encore saisi toute la portée du phénomène Jean-Michel Jarre, torrent lyrique et sensuel qui embrase l’espace, emportant sur son passage tous les bruits sans couleur dont elles nous encombrent. Oxygène, album écrit, interprété et produit par Jean-Michel Jarre (disques Motors, distribué par Polydor) a été enregistré dans le studio du compositeur, dont l’équipement savant en synthétiseurs prouve qu’il n’est pas toujours indispensable de traverser l’Atlantique ou la Manche pour être inspiré…
Les nostalgies d’une génération
Est-il possible d’imaginer aujourd’hui l’équivalent du Voyage de Chateaubriand en Orient autrement qu’en termes d’images et de sons ? Dès les premières notes d’Oxygène, le bruit lointain du vent et des vagues évoque ce départ quelque part dans les Tropiques, le long des côtes sauvages, où l’on croit trouver l’aventure, l’exaltation, ou encore la vraie réponse à l’attente, au désir lancinant qui tenaille l’adolescent que le quotidien réprime, enferme, et renie. Rupture et refuge dans le rêve éveillé constituent le deuxième mouvement de ce poème constellé de rythmes mélodiques qui sont autant de références oniriques : images de femmes issues des Contes des mille et une nuits, atmosphère magique et empoisonnée des cours d’Orient, et soudain retour à l’Europe, à ses instruments classiques, à son écriture ordonnée. L’inspiration de Jean-Michel Jarre joue avec le synthétiseur à la manière dont Proust fait sa délextation des intermittences du coeur : l’alchimie de thèmes anciens et nouveaux se moque des règles, et l’on passe d’un univers à l’autre avec autant de légèreté aérienne qu’un vaisseau cosmique dans la banlieue des galaxies. Nul doute que cette randonnée correspond à une traversée de l’inconscient d’une jeune génération pétrie de nostalgies : plus étonnant encore est le fait que cette liberté de navigation ignore les habituelles lignes de démarcation entre les spécialistes, les anciens et les modernes, les connaisseurs et les naïfs. D’où l’idée que Jean-Michel Jarre accomplit sa révolution musicale dans le secret, ne cherchant même pas à tirer parti de l’immense succès populaire que lui ont valu les chansons écrites et composées pour Françoise Hardy, Christophe ou Patrick Juvet (Les paradis persus, Faut pas rêver, les ots bleux, Senorita…). S’il avait choisi la provocation ou l’éclat publicitaire, n’aurait-il pas annoncé son prochain « coup » avec les musiciens de Stevie Wonder et juvet à Los angeles, ou encore cet opéra flamboyant qu’il prépare, et qui aura recours aux techniques les plus sophisituquées du cinéma et de la vidéo ? Mais est-il besoin de dire qu’une musique comme celle d’Oxygène déclenche spontanément des images, et qu’elle offre à chacun la faculté de se projeter son propre film mental ?
Dans la mesure où le lien entre Jean-Michel Jarre et ceux qui respirent enfin un peu d’Oxygène se resserre, comment ne pas souhaiter que l’idée d’un spectacle sur scène dans quelque pavillon de Paris soit différé ? Avant de céder à pareille tentation, et à la volonté de récupération du « star system », Jean-Michel Jarre devrait rester fidèle à une devise baudelairienne qu’il aime tant pour l’avoir respectée : « Vivre debout et tendu, comme dans un miroir… »
Henry Chapier