PAR JEAN-MICHEL JARRE PHOTOS CHARLOTTE RAMPLING
Mardi : s’envoler pour l’ Australie, boxer avec les kangourous, courir les grands espaces, c’est un rêve d’enfant… Charlotte se passionne pour la photo. Mon dernier disque, Zoolook, m’a donné envie de rencontrer les aborigènes, leurs cris, le son de leurs instruments – l’étonnant didjeridu – et de confronter l’ Australie à mon imagination. Est-elle vraiment magique ? Charlotte a voulu ce reportage entre deux films importants (Deux films avec Charlotte Rampling : I’un déjà sur les écrans : Tristesse et Beauté avec André Zulawski, l’autre annonce pour la mi-septembre, On ne meurt que deux fois de Jacques Deray, avec Michel Serrault. ) pour ne pas rater l’explosion d’idées qui se prépare là-bas. Le pays des aborigènes, de Sidney, des nouveaux synthétiseurs – que j’utilise pour chacun de mes disques, depuis Oxygène jusqu’au dernier est aussi celui de Mad Max, film populaire s’il en est. La culture du Pacifique se réveille et souffle jusqu’à nous. On ne peut pas la manquer. Le deuxième objectif du voyage, le plus excitant, le plus délicat, le plus complexe : rencontrer les aborigènes, peuple fier, ancien et devenu méfiant, qui ne se laisse plus approcher. Je veux retourner aux origines de la musique, à ses cris authentiques, aux sons polis par les siècles, aux instruments millénaires qui nous relient aux nuits de l’humanité. Charlotte a armé son appareil photo. Tant d’années après James Cook, nous savons que nous allons découvrir quelque chose…
Mercredi : breakfast très « british » comme tout le reste – au Sebe/ Town House. Drôles d’ Australiens : décalés, un peu naïfs, joueurs de cricket, dans un décor de vieille province anglaise. Sincères et chaleureux. Les milliers de kilomètres qui les séparent de l’Europe comme des Etats-Unis leur apprennent à tout relativiser. Quelques cartes postales au lever du jour: le port de Sidney s’ouvre sur des merveilles, un opéra construit comme un bateau dont chaque voile est un auditorium. A Wooloomooloo, quartier aborigène, on devine déjà les différences. La Botany Bay, superbe, fut le premier choc de Cook quand il posa le pied dans ce qu’il a appelé le (nouveau pays de Galles du Sud ). Puis Melbourne – la tradition -, aux petites maisons serrées les unes contre les autres, et Adélaide, universitaire, jeune et piétonnière. C’est l’ Australie blanche qui nous accueille à bras ouverts. On la reçoit cinq sur cinq…
Jeudi : où sont les aborigènes ? La question est mal venue. Les Australiens ne veulent pas le savoir. A Charlotte qui explique qu’elle veut les photographier, on répond sans commentaire qu’il faut se contenter des monuments de Sidney. Ignorés, victimes d’une abstraction psychologique et historique, ils sont « l’autre monde ») à 4000 kilomètres d’ici. Les distances sont immenses quand c’est l’homme qui les crée.
Vendredi : il nous faut un contact avec eux. C’est le but du voyage. Aucune intention malsaine dans ce projet, ni même ethnologique, mais l’envie de saluer un peuple ancien et fier, à la musique si riche, (« Impossible ») répète-t-on partout. Comme si nous n’avions pas rendez-vous…
Samedi : départ ce matin pour Ayers Roc, au centre de l’ Australie, là où personne ne va, en plein désert. Hier soir encore, mine étonnée de nos interlocuteurs : « Qu’avez-vous donc perdu là-bas ? » qui signifie : (« tous ces kilomètres pour quelques aborigènes… ») Cinq heures d’avion pour une image choc : un bloc rouge immense, posé sur un sol lunaire comme un décor de théâtre. Rien autour. Des couleurs d’ocre et de rouge. C’est le centre géométrique du pays. Pour les aborigènes, il est tombé du ciel. Endroit mythique où l’on ne peut rencontrer la tribu des Ernabella qu’avec une autorisation écrite du Conseil aborigène. Simple mesure de protection. Grâce à des musiciens australiens rencontrés à Sydney, tout est facilité. Avant de rejoindre la tribu, à quelques centaines de kilomètres d’ici, nous escaladons l’Ayers-Roc. L’expédition dure quatre heures. Photos, bien sûr…
Dimanche : bonne nouvelle. En prévision des « Olympiades aborigènes » qui auront lieu la semaine prochaine, toutes les tribus sont réunies autour d’Alice Springs, petite cité de western. Premier contact avec leur défenseur, un avocat australien, John Tibbet’s, marié à une aborigène de la tribu des Walpiri. Son rôle est immense. II est la voix d’une partie de l’humanité la plus ancienne que ne connaissent ni les Européens ni les Américains, ni même les Australiens. Jusqu’en 1972 – avant le droit de vote les aborigènes n’avaient aucune existence légale. L’ Australie des fermes immenses certaines sont aussi grandes que I’ Angleterre – où l’on surveille les troupeaux en hélicoptères n’avait que faire de ces survivants d’hier.
Lundi : Tibbet’s m’apprend que les aborigènes sortent de l’enfer, d’immenses réserves où ils sont été d’abord parqués, des guerres tribales, de l’alcool, et, il n y a pas si longtemps, de la cruelle « chasse à l’aborigène». Depuis 1972, leurs droits sont respectés. Une partie du territoire du Nord – Willowra, le Mont Barkley et le Mont AlIen leur a été rendue. Trois fermes – les fameuses « kittlestation » – leur permettent de vivre. Ils ont formé ensuite un immense trust. Repoussés dans le désert – comme dans Dune -, ils ont étonnamment survécu. Désert, terre d’asile ! Ils touchent maintenant des royalties sur l’uranium que des compagnies australiennes exploitent sur leur sol. Plus rien ne leur fait peur. Ils revivent leur génocide historique avec philosophie – « On est passé par tellement de choses » – et se prennent en main, luttant contre le moindre danger avec méthode. L’alcoolisme, par exemple, était un fléau. Le conseil aborigène a créé des « dry-area » où toute vente et toute consommation d’alcool sont prohibées. Si un aborigène est surpris en train de vendre un produit interdit, il devra payer 2 000 dollars d’amende. C’est la sévérité de la loi d’un peuple digne.
Mercredi : rencontre avec Charlie Hook, virtuose-du « didjeridu », personnage haut en couleur qui a remplacé son bras droit, sauté à la dynamite, par un crochet-instrument de musique sans pareil, le didjeridu est d’abord un bois un long morceau de bois rongé par les insectes, travaillé, calibré, dans lequel on aspire et on souffle tour à tour. Charlie peut jouer des heures de son instrument devenu une partie de lui-même.
Jeudi : la région d’Ayers-Roc est si fascinante que notre émotion est à son comble. Les couleurs sont si vives, la terre si brique, le ciel si bleu que Charlotte est forcée de fermer le diaphragme de son appareil-photo au maximum, alors qu’il n’y a pas de soleil. Le lieu semble éternel, le ciel sorti d’un télescope tant il est chargé de symboles. Disons le mot : l’atmosphère est mystique. On aura croisé dans le désert toute sorte de personnages, juchés sur des motos, accrochés aux convois des « train-road » ces camions à la queu-leu-leu qui relient la terre des aborigènes au monde. Mais ceux-là valaient à eux seuls le détour. Leurs coutumes, leur discipline, leur chaleur, leur rigueur morale même, nous auront surpris. Ce rappel à notre origine, nous l’avons pleinement ressenti à travers leur musique, leurs chants, leurs lois. Farouches ? Non. Mais ils ne veulent plus survivre. Ils veulent vivre, en Australie. Dans notre petit avion du retour, ridicule au-dessus de leur désert profond et géant, nous devenons des leurs.
JEAN-MICHEL JARRE
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