02/03/2013

Jean-Michel Jarre face à nos lecteurs (2010)

Publié le 15/05/2010

De passage à Lille pour visiter le Zénith, Jean-Michel Jarre a répondu aux questions de cinq de nos lecteurs. Son influence musicale, ses inquiétudes et ses bonheurs, ses grands concerts mondiaux... Pendant une heure, le musicien a joué le jeu de ce face-à-face dans nos locaux.





RENÉ QUENNESSON. Votre grand-père a inventé la table de mixage. Est-ce lui qui vous a transmis la passion ?

« Mon grand-père représentait la figure paternelle car j'ai eu peu de contacts avec mon père. Ce grand-père était à la fois joueur de hautbois, scientifique et inventeur. Avant guerre, il a inventé une des premières consoles de mixage pour Radio Lyon. Après guerre, il a été un des créateurs du Teppaz, ce tourne-disque portable avec haut parleur dans le couvercle.Cette approche ludique de la technologie m'a certainement influencé. Cela a joué lorsque que j'ai été confronté à la musique concrète qui démarrait en France. Pierre Schaeffer, directeur du service de la recherche de l'ORTF, a créé le groupe de recherche musical. Ce centre unique au monde a défini ce qu'allait être la musique, non plus en terme de notes et de solfège, mais en terme de sons. On fête cette année le centenaire de Pierre Schaeffer et personne n'en parle. C'est vraiment à lui que je dois d'avoir une approche organique, assez sensuelle, de la technologie appliquée à la musique. »

PHILIPPE HUBAUT. Vous avez inventé la harpe laser qui a marqué. Qu'avez-vous prévu pour les prochains concerts ?
 
« Nous sommes quatre sur scène entourés de 70 instruments. Certains font partie de la mythologie de la musique électronique, d'autres sont tout à fait nouveaux. La harpe laser, qui me tient à coeur, a été renouvelée. L'une des raisons de cette tournée en salle, c'est justement de pouvoir jouer sur des instruments qui se prêtent mal aux intempéries. »

MYRIAM ROUIT. Comment travaillez-vous ?
 
« Je n'ai pas de système établi. Je peux travailler de manière assez classique au piano, directement sur le son dans mon studio avec des synthétiseurs, ou, quelquefois, sur une partition. Une idée musicale vient souvent d'un ensemble : de la conversation que nous avons aujourd'hui, du son de la pluie contre les vitres du TGV, d'un morceau de film qui m'a frappé... Ces éléments donnent naissance à une vie musicale. La musique électronique a été une révolution : on peut être son propre luthier et travailler sur la matière sonore. »

MICHEL LEMERCIER. Dans quel pays préférez-vous jouer ? Avez-vous un public préféré ?
 
« En fait, les émotions humaines sont universelles, que l'on exprime la joie, le drame, le dérisoire, le pathétique... Et puis, vous avez des modes de réaction culturels. Je me souviens à Shanghaï du public chinois, incroyable, qui envoyait en l'air d'autres Chinois. On ne voit pas souvent ça en Europe... De manière générale, contrairement aux idées reçues, les publics du Nord sont beaucoup plus chaleureux que les publics du Sud. Et pas seulement en France. Il y a une chaleur, un enthousiasme, une complicité plus authentiques. »

RENÉ QUENNESSON. On a du mal à comprendre votre choix de donner les concerts de cette tournée en salle. Pensez-vous retrouver les mêmes sensations qu'en extérieur ?
 
« Oui, puisque j'ai déjà commencé cette tournée depuis un moment. L'idée, depuis le départ, c'est d'apporter la magie des concerts extérieurs dans des espaces plus contrôlés, avec une proximité plus forte. C'est d'immerger le public de manière plus totale dans le son et la scénographie. Avec la lumière et le laser, j'ai conçu une scénographie pour avoir une sensation de 3D sans lunettes, et on ne peut pas le faire à l'extérieur. Ce concert est assez ambitieux artistiquement. »

MYRIAM ROUIT. Votre musique est intemporelle. Dans Oxygène, vous parliez déjà de bio, de climat. Que pensent vos enfants de ce que vous faites ?
 
« Il faudrait leur demander. On essaie toujours, quand on a souffert d'un manque avec ses parents, de ne pas reproduire ce schéma. Je suis donc très proche de mes enfants qui ont toujours suivi ce que je fais. Ce ne sont donc pas les observateurs les plus objectifs. Sur l'intemporalité de la musique : par rapport aux chansons, la musique n'entre pas dans un processus narratif. Elle laisse le public libre de fabriquer sa propre histoire. Elle peut donc traverser le temps. J'ai un lien particulier avec la jeune génération électronique à cause de ça. »

PHILIPPE HUBAUT. Avec Oxygène, vous avez sorti un très grand album. Or, je ne vois plus rien arriver de neuf qui marque les esprits, seulement de grandes compilations...
 
« Le public est souvent marqué par un disque, un livre. Récemment, j'ai fait pas mal de scène, je suis allé beaucoup à l'étranger. Je rencontre aussi un public plus jeune dont les repères remontent à ces dix dernières années. Cette tournée, c'est la volonté de revisiter des morceaux et d'en faire découvrir d'autres. Le prochain album sera issu de ce parcours. »

DIDIER COCATRIX. Quel est votre plus beau spectacle ?
 
« Difficile de choisir quand vous avez la chance d'avoir été demandé pour un concert au pied des Pyramides, à la Défense pour le Bicentenaire, à Houston pour la Nasa, deux fois en Chine... J'ai été marqué par le concert donné à l'ouverture de la Chine en 1981. Mais aussi par celui du 25e anniversaire de Solidarnosc, dans les docks de Gdansk, en Pologne. »

RENÉ QUENNESSON. Comment jugez-vous de votre notoriété au niveau mondial ?
 
« La musique traverse les frontières plus facilement que les chansons. J'ai eu la chance, dès le début, de mener une carrière internationale. Cette notoriété vient aussi des concerts qui ont eu une résonnance. Avec la difficulté de mettre du temps à être reconnu dans son propre pays. On a l'impression que, lorsqu'on ne travaille pas en France, on n'existe plus. »

MICHEL LEMERCIER. Vous êtes aussi parolier. Actuellement, travaillez-vous avec d'autres artistes ?
 
« Non. J'ai travaillé un moment avec des artistes que j'aime mais cela participait d'un travail de production. On ne trouvait personne pour écrire les textes que l'on avait envie d'entendre, je m'y suis donc collé. Ce qui m'intéressait dans l'écriture, c'était aussi l'aspect phonétique de la langue. »

MYRIAM ROUIT. Qu'est-ce qui vous inquiète aujourd'hui ? Qu'est-ce qui vous rend heureux en dehors de la musique ?
 
« Les artistes sont plutôt anxieux et il y a des tas de raisons de l'être. Pour moi, le prochain sujet de préoccupation, c'est la démographie, pas le réchauffement climatique. Quand on sera onze milliards dans vingt ans, le frigo sera-t-il assez gros ? Je crois que le prochain défi mondial, c'est l'éducation pour tous. Elle permet d'améliorer les choses, de mieux comprendre les phénomènes naturels. J'ai perdu mon père l'an passé, ma mère il y a quelques jours. Alors, aujourd'hui, ce qui m'angoisse plus qu'avant, c'est le temps qui passe. »

MYRIAM ROUIT. Et ce qui vous rend heureux ?
 
« C'est d'être ici, aujourd'hui, le centre de l'attention de gens que je ne connais pas et de pouvoir m'exprimer de manière libre, c'est un privilège énorme. »

MICHEL LEMERCIER. Vous êtes collectionneur de juke-box, de bottes en plastique...
 
« Ah non, pas les bottes en plastique ! Un moment, j'ai collectionné les juke-box qui font partie de mon activité. »

PHILIPPE HUBAUT. Je vous connais depuis toujours. Comparé à un artiste comme Johnny, vous ne changez pas...
 
« Je bois moins, c'est une énorme différence... (rires). J'évoquais ma mère. Elle est partie à 96 ans sans une ride. J'espère pouvoir transmettre à mes enfants ce qu'elle m'a donné, cette espèce de curiosité, de jubilation par rapport à ce qui va arriver. C'est probablement une manière de se conserver... »

RENÉ QUENNESSON. Vous avez parlé des prochains défis de l'humanité. En tant qu'ambassadeur de l'Unesco, pourquoi n'insistez-vous pas plus pour faire avancer les choses ?
 
« Les artistes sont toujours subversifs. L'air du temps consiste à être pessimiste. Je pense donc qu'il faut être optimiste par subversion. On a besoin du rêve, de l'utopie. Si les artistes ont un rôle à jouer, ce n'est pas de porter des messages mais de donner des signaux. Les artistes peuvent aussi se perdre. Je suis un peu gêné quand quelqu'un comme Bono occupe un quart de son concert à donner des leçons de morale. »

MYRIAM ROUIT. Quels sont vos rapports avec le cinéma ?
 
« J'ai des rapports personnels avec le cinéma depuis longtemps. Je trouve que la chimie audiovisuelle ne m'a pas mal réussi pour l'instant et j'espère que cela durera. »





Source: lavoixdunord.fr

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