Sur la pochette du second album de Jean Michel Jarre, « Equinoxe », qui vient de sortir, le dessinateur Granger a représenté une foule de spectateurs identiques, sans visage, rivés à leurs jumelles de théâtre devant une scène vide ? Que guettent-ils ? La courbe des ventes ? Elle devrait être excellente. « Equinoxe » reprend sans surprise la recette qui fit le succès mondial d’Oxygène au printemps dernier (1 million d’exemplaires en un an). De la belle musique électronique pour tout public, puisque, selon le mot de Jean Michel Jarre, « entre Sheila et Boulez il n’y a rien ». Ou plutôt si : un fabuleux « créneau » artistique et commercial.
Après des études au Conservatoire, Jean Michel Jarre, dont le père, Maurice Jarre, fait fortune depuis vingt ans à Hollywood dans la musique de films (« Docteur Jivago », « Lawrence d’Arabie »), participe au groupe de recherches de Pierre Schaeffer, puis décide de mettre au point une forme musicale contemporaine accessible à tous. D’emblée, il abandonne la lutherie traditionnelle pour n’utiliser que des synthétiseurs. Il écarte aussi le principe du concert. Jean-Michel Jarre enregistre dans son studio personnel plusieurs mélodies qu’il superpose ensuite en les mixant, la souplesse de l’électronique lui permettant d’obtenir tout le volume d’un immense orchestre fantôme. Certes, sa musique n’est destinée qu’au disque ou à la cassette, mais on ne demande pas à Georges Lucas de refaire sur scène « La guerre des étoiles », dit-il. La version d’Oxygène qu’il produira en 1979 à l’Opéra sera sans doute assez différente de celle que l’on connaît par le disque.
Toujours est-il que la musique de Jean Michel Jarre touche un public considérable. Elle est devenue un des éléments évidents du paysage moderne., comme les affiches aux tons pastels de Folon, les autoroutes à ivresse limitée. Musique d’ameublement (« Pourquoi pas dit-il. Satie en écrivait de l’excellente »), musique d’ambiance, elle habille le journal d’Antenne 2, donne une couleur de fond aux émissions de radio, met une goutte d’huile partout où le silence risque d’accrocher. « Equinoxe » sera diffusé par la SNCF dans les gares, cet hiver, peut-être bientôt dans les avions d’Air France. Du train au transistor, de la télévision à l’autoradio, on peut désormais se plonger dans un bain continu denotes aériennes, fluides, unifiant tous les instants épars de l’existence : la musique planante industrielle est née.
Cultivée par de nombreux groupes pop, la musique « planante » est apparue sur le marché il y a quinze ans avec la « démocratisation » du haschisch. Grâce à l’électronique, des groupes comme Pink Floyd ont fait « planer » des salles entières. Et des millions de citadins se sont offert, sans un brin d’ »herbe », des vertiges d’astronautes en chambre entre les bafles de leur chaîne stéréo.
« Equinoxe », comme « Oxygène », offrent toutes les beautés sages de l’air conditionné. On y entend des vagues et des coups de tonnerre, des envolées symphoniques et des glouglous de plongeur, quelques minutes de ravissement céleste et un petit orchestre qui chavire comme dans un film de Fellini. On rêve, on voyage un peu, sans vraiment décoller. Des agronomes ont noté que des vaches à qui l’on fait entendre du Wagner amélioraient leur rendement laitier. Dans certaines usines, une musique convenablement rythmée donne du moelleux aux cadences des gestes. Quant aux supermarchés, ils savent depuis longtemps qu’une ambiance musicale apaisante lève bien des hésitations chez les acheteurs. Jean Michel Jarre cite volontiers l’exemple d’un gynécologue américain qui utilise « Oxygène » pour détendre ses patientes avant l’accouchement. « C’est un peu comme l’air froid dont se servent les dentistes pour anesthésier une dent ». Quand la musique s’arrête, cela vous fait-il mal ?
Michel Braudeau.
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