Penses-tu que tout contenu doit toujours avoir un contenant correspondant ?
« Tu veux parler des pochettes de mes disques, je suppose ? Oui, je crois que c’est nécessaire d’avoir une illustration de son travail, et la plupart du temps cela ressemble d’ailleurs à un pléonasme. La planète Terre qui remplace l’oeil sur la pochette de « Champs Magnétiques » pourrait s’intituler Planète Jarre par exemple, mais le rapport doit être plus fin que cela. Prends « Orange Mécanique » (un film de Stanley Kubrick} : c’est un exemple de perfection de rapport entre le titre et le sujet. Tu saisis immédiatement I’atmosphère du film ou du livre. Sans que I’illustration soit directe, elle doit exister. Une équipe de graphistes s’est occupée de cette pochette et l’idée de base était d’éviter la trilogie musique-pochette-musicien en y apparaissant, en assumant physiquement la musique, en la rendant moins – abstraite sans pour autant m’y montrer sous mon plus beau profil, ce qui donne généralement une image fausse et fabriquée du compositeur. J’ai voulu me servir du visage sans que cela soit évident, que cette photo d’identité soit le paramètre le plus important de la pochette en évitant un certain classicisme. D’où I’idée d’un seul oeil, La musique elle-même est aussi plus terrestre que mes deux autres disques, qui étaient aériens et aquatiques. »
D’où ces bruits quotidiens comme le train qui s’incorporent aux « Champs Magnetiques ».
« C’est ça, Tu vois, après « Equinoxe », je me suis branché sur la vidéo (II y en a une très belle dans son salon, effectivement} et je me suis frotté au problème même de la fabrication des choses au moment où les gens parlaient de plus en plus de cette espèce de carrefour audiovisuel des produits dérivés de la TV et du cinéma: vidéocassettes, disques, télématique, et je me suis aperçu qu’au plus les gens étaient noyés sous des flots d’images, au plus ils avaient besoin d’une musique abstraite, du moins non appliquée forcement à I’image. Cette musique do it en quelque sorte contenir ses propres images. Prends le walkman, qui à un succès sans précédent: c’est le simple besoin, inconscient, de mettre sa propre musique de film dans la vie quotidienne. »
Ces gens-Ià choisissent en quelque sorte leur propre environnement, car il se coupent des bruits extérieurs.
Mais en même temps, ils accompagnent les images perçues. Avec les «Champs magnétiques », c’est vraiment ça : créer des paysages sonores et avoir une attitude de metteur en scène. Et de la même façon que le cinéma a obligé le théâtre à repenser ses structures, la télé a fait de même avec le cinéma et la vidéo appliqué le même système avec la télé. les gens ont des réactions de plus en plus visuelles par rapport à leurs sensations, la musique aussi doit être repensée en fonction des perceptions de notre époque et s’adapter aux systèmes contemporains de diffusion; ce n’est pas un problème de fond, mais de forme, car le rythme rétinien actuel a changé nos facultés de perception…»
Jean-Michel Jarre est un musicien épanoui, mais c’est aussi un beau parleur, J’ai I’impression qu’il cherche continuellement à justifier sa pensée, à dédramatiser son expression, Mais il est aussi immensément certain de lui-même et de la véracité de ses actes ; il sait aussi qu’il est assez cultivé.
« J’ai cherché une attitude plus directe, plus biologique vis-à-vis des instruments, II fallait que j’augmente les contrastes entre les parties rythmiques et celles qui ne le sont pas, mais aussi revenir à des choses plus naïves. Si je ne parvenais pas à être plus subversif face à la musique, je crois que je ferais du cinéma, Ceci dit, d’autres gens suivent cette voie selon une sensibilité différente. Un type comme Eno prend aussi des clichés musicaux et les retransforme. Depuis des dizaines d’années, on pense que le vrai critère de valeur d’une musique est son originalité, pour des raisons de marketing principalement. »
Ce n’est pas foncièrement négatif.
« Non, mais c’est de I’escroquerie, car la nouveauté n’existe pas. Un musicien chinois ou africain fait son truc de manière instinctive et neuve pour nous, car il n’est pas encore sujet aux formes. Béjart disait : « Tous les artistes sont des voleurs », et c’est vrai : Bach pillait allègrement Vivaldi et Scarlatti, Shakespeare puisait énormément dans le théâtre espagnol et les musiciens de jazz piquaient aux musiciens africains leur inspiration. Ce que je vois, moi, c’est que ces influences, filtrées à travers ta propre personnalité, deviendrait originales et différentes. Prétendre vouloir faire du neuf, c’est de I’idéalisme ».
Tu ne trouves pas étrange que des gens puissent accepter le bruit effroyable d’une ville, mais ne pas pouvoir le supporter sur disque ?
« Je vois,.. C’est vrai que sur « Les Champs Magnétiques », j’ai placé certains bruits industriels, très bruts. mais je les ai orchestrés. Car, quand même. la musique, c’est I’organisation humaine des sons, Tu peux concevoir qu’il y a un certain bruit dans le jardin, le jet d’eau, le chien, cet avion (il montre le ciel), et pour moi, ça peut être le début d’une idée musicale, Si tu prends, par contre, des bruits d’usine, que tu les presses sur disques, là ce n’est pas de la musique ».
L’action humaine est une chose primordiale ?
« Absolument, Je trouve que la fascination pour la technologie est une chose dangereuse, Un mythe remplaçant I’autre, on devrait dire: Dieu est en baisse, I’ ordinateur est en hausse, les groupes allemands montrent le déséquilibre d’un tel engouement. Lorsque Andy Warhol fait un Polaroid, ce n’est pas seulement le Polaroid qui est intéressant, mais aussi ce qu’il y a dessus. »
Avec les instruments électroniques, tu travailles la matière première comme le sculpteur la pierre. Tu es ton propre luthier, ton propre créateur, mais avec des possibilités inouïes.
« Pour moi, le synthé est I’instrument le plus riche de I’histoire de la musique. Les synthétiseurs digitaux permettent de créer des harmoniques et des sons totalement dissemblables du son « synthé ». La première génération de synthés produisait des fréquences assez pures, très pauvres en variations. C’est pour cela que quand j’ai été en Chine, ils ont tout de suite accepté cet instrument, car la pauvreté des sons était semblable à celle de leurs instruments. »
C’est le 15 octobre dernier que Jean-Michel Jarre se rendait pour la quatrième fois en Chine pour donner… quatre concerts, deux ç Pékin (21 et 22 octobre) et deux à Shanghai (27 et 28 octobre), avec 70 ingénieurs, roadies et divers aides et 12 tonnes de matériel. Sur place, ii était accompagné par un orchestre classique chinois de 34 musiciens, une réalisation gigantesque à l’image du spectacle qu’il a donné le 14 juillet 1980 sur la place de la Concorde à Paris, devant un million de spectateurs. Le résultat : un double album live qui devrait sortir au début de I’année prochaine. Ventes historiques ? .
Pascal STEVENS
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