Beaucoup de gens en parlaient, mais je  me devais de ne prendre aucun engagement avec les Chinois tant que rien  n’était définitif. L ‘idée est née juste après le concert de la  Concorde. Certains pays désiraient que je monte un show similaire chez  eux ; à Wembley avec Supertramp, « Emotional Rescue » avec les Rolling  Stones. . . mais le projet chinois me trottait déjà dans la tète. La  Chine c’était la lune, le rêve fou. J’ai fait un premier voyage là-bas. A  Shanghai et Pékin, j’ai donné des conférences sur la musique  électronique. L’enthousiasme était tel que j’ai dû leur laisser tous les  synthés que j’avais emportés. En même temps, j’ai pris contact avec les  services culturels, les responsables de la radio et des musiciens, en  leur soumettant mon projet. D’emblée, ils ont été d’accord – ils  connaissaient mes disques et avaient entendu parler du triomphe  populaire de la Concorde. J’y suis retourné deux fois, pour mettre les  détails au point; depuis un an, ils passent mes disques à la radio au  milieu de 98 % de musique traditionnelle et 2 % de musique classique  (sic). On est tombé d’accord pour deux concerts en salle à Pékin et deux  autres, en extérieur, à Shanghai, les 23, 24, 29 et 31 octobre.
- Qu ‘emmènes-tu comme matériel ?
- J’utiliserai le Fairlight, qui est une  machine exceptionnelle, un O.B.X.A., un A.K.S. et I’ Arp 2600. Je  n’emmènerai sûrement par le P .P G parce que je ne le maîtrise pas  encore totalement. Mais avec les autres musiciens, il y aura cinq  batteries Simmons, des orgues – Eminent et Elka -, le polysequenceur  M.D.B., le modulaire 8-voies R.S.F ., et plein d’effets.
- Quelle sera la part de musique préenregistrée ?
- Nulle, les seuls éléments enregistrés sont les effets quadriphoniques. Même les séquences seront réalisées en direct.
- Le spectacle sera-t-il totalement original ?
- Oui. Au départ, j’ai vu ça comme une  mise en scène cinématographique. Aujourd’hui, dans les concerts de rock –  même les plus délirants – une fois lancées la belle bleue et la belle  rouge, ca demeure statique. Pour la Chine, tout a été pense dynamique.  Par exemple, on avait eu 1 ‘idée de faire coller , sur un immense  panneau, des affiches en idéogrammes expliquant les composants du show  pendant son déroulement. Pour des raisons techniques, on a abandonné le  panneau en le remplaçant par des centaines de paravents chinois. décors,  lumières, lasers, tout aura une référence chinoise, comme ce mur  d’informations. Pour ce travail, j’ai la chance d’avoir à mes côtés Mark  Fisher – concepteur de « the Wall » des Pink Floyds, réalisateur des  effets spéciaux de Zardoz qui sait traiter un concert comme un  spectacle, avec une forte mise en scène, et ceci en parfaite  collaboration avec les Chinois. Nous ne partons d’ailleurs qu’a  vingt-cinq personnes, beaucoup de réalisations se feront là-bas. Autre  point totalement nouveau : je jouerai une pièce avec un orchestre de  vingt instrumentistes traditionnels. J’ai travaillé avec eux au cours de  mes voyages ; depuis j’ai écrit une partition un peu particulière – ils  ne lisent pas notre solfège – et on se met en place… en échangeant des  cassettes !
- Quels enseignements as-tu retire du concert de la Concorde ?
- ils sont multiples. Le premier c’est  qu’il faut que je m’occupe beaucoup moins d’organisation et beaucoup  plus de musique. Le 14 juillet, je n’avais pas prévu d’utiliser des  bandes préenregistrées ; j’y ai été amené parce qu’autrement il n’y  aurait pas eu de concert du tout. Ensuite, ne pas tout faire tout seul.  Quant au visuel, la Concorde ç’a été dramatique : seul derrière un mur  de synthé, j’offrai peu d’intérêt. Les effets lumineux et les lasers ne  suffisent pas à rendre un spectacle dynamique. Donc, pour la Chine,  avant toute chose, on a pensé à une colonne vertébrale visuelle pour une  perpétuelle animation. De plus, la Chine et la Concorde auront peu de  points communs. Fischer dit que là-bas on jouera les illusionnistes :  rien dans les mains, rien dans les poches, tout dans le chapeau! En  fait, la leçon principale que j’ai retirée de la Concorde c’est qu’il  faut être adapté a chaque spectacle. Je suis opposé au concert répété  pendant six mois pour tourner un an : le lieu doit personnaliser le  concert. Enfin, la Concorde, c’était du bricolage a la française. Ca  peut donner de bons résultats mais qu’est-ce que ça rend nerveux ! Le  bricolage, il se ressent toujours quelque part. Quelques exemples : un  animateur de radio avait annoncé le show pour le 13 juillet au lieu du  14 : il a fallu installer le podium et la sono en jouant des coudes avec  deux cent mille personnes ! En installant les H.P ., on s’est aperçu  que le type chargé de les brancher était absent. Quand il est arrivé, il  n’avait pas les autorisations pour le faire ! Maintenant, je peux  l’avouer, le son a été branché à 19 h 30 au milieu d’un demi-million de  personnes : pas étonnant qu’on n’ait pas fait de répétition ! La  réussite de la Concorde, c’est un miracle. Préparé comme la Chine, ça  aurait été cinq fois plus grandiose. Attention, loin de moi l’idée de  critiquer les techniciens français, au contraire. lIs se débattent dans  la mélasse ; ça les épuise et ça les crève. Pour la Chine, tout est  préparé et répété sur maquette.
- AIler en Chine, ça ne risque pas d’être compris comme un acte politique, par certains ?
- « Qu’est-ce que tu vas faire chez les  communistes ?  » Certains me le demandent. Le communisme chinois,  beaucoup en parlent et peu connaissent! Et depuis la chute de la bande  des quatre, les données sont différentes. Au contraire, un artiste doit  se demander s’il peut aller jouer en U.R.S.S. tant qu’il y a des chars  en Afghanistan, au Chili, etc.
- Non.
- Et au Chili ?
- Non. Enfin, pour le Chili, je serais  plus indécis, alors que je suis catégorique pour l’U.R.S.S. Je n’ai rien  contre le peuple russe, mais c’est un pays triste, traversé par des  foules anonymes et grises. L ‘image d’Epinal de l’U.R.S.S. ou de I’  Allemagne de l’Est, c’est pire quand tu y es ! Inversement en Chine, les  foules sont vivantes et, malgré leurs vêtements uniformes, ce sont  autant d’individus différents. Les contacts avec les Chinois sont lents  mais authentiques. Au cours de mes trois voyages, je suis devenu très  ami avec des musiciens, des peintres, des officiels ; une amitié que je  sais profonde, pas diplomatique. C’est peut-être pour ça que je suis  plus partagé vis-à-vis du Chili ; les gens n’y sont pas imprégnés par la  dictature et n’ont pas grand chose à voir avec les régimes qui s’y  succèdent.
Après la Chine, que reste-t-il : la lune, la forêt amazonienne ?
- On vient de me proposer un concert aux  Pyramides! ça me tente. Des tas de lieux peuvent se prêter aux  spectacles. Avec la télévision, les disques, le cinéma, si le public  sort de chez lui, c’est pour assister à quelque chose de différent. Un  projet me tient a coeur : donner un concert gratuit au Palais des  Sports. Je pense que le disque, la télé, la vidéo qui en seraient tirés  suffiraient à rentabiliser l’investissement. Quand on vend beaucoup de  disques, il semble mesquin de jouer dans des petites salles avec un prix  des places exorbitant. Mais pour ce genre de projet il faut vendre  beaucoup de disques, partout dans le monde.
- Des journalistes spécialisés ont émis  l’idée que le concert chinois allait soigner encore un peu plus le côté  spectaculaire de ta carrière.
- Je n’ai jamais pensé en terme de  carrière. En enregistrant mon premier disque, « Oxygène », je ne me suis  pas dit, « avec ça je vais devenir millionnaire » ! II faut être  branque pour penser ça. En outre, la plupart des maisons de disques ont  refusé « Oxygène ». Pas de créneau : pas de passage radio, parce que les  plages sont trop longues, pas de paroles, etc. Le voyage, je le fais  parce que c’est passionnant. Mick Jagger en avait envie depuis dix ans ;  s’il avait été le premier, on n’aurait pas tenu ces propos sur lui. II  faut reconnaître que les stones n’ont pas un profil qui correspond à la  pensée chinoise : au contraire, à. leurs yeux, ils apparaissent plutôt  comme la forme ultime de décadence. Si ça se passe mal, j’en serai  désolé pour les Chinois, pour l’équipe, et pour moi, mais pas pour ma «  carrière ».
- Alors que ce concert est un phénomène exceptionnel, voire historique, les médias en parlent peu, pourquoi ?
- Nul n’est prophète en son pays et dans  mon pays le succès est suspect : surtout si tu vends beaucoup de  disques. A priori, si tu vends, tu fais de la  » merde. » Si Rod Stewart  ou Mick Jagger allaient en Chine, ils y gagneraient huit pages dans  Best. Moi non, ils en parleront peut-être dans cinq ans. Je crois qu’en  France beaucoup de journalistes ont un peu de retard. Ici tout le monde  parle de McCartney comme un ponte du rock: en Angleterre, c’est leur  Julio Iglesias. Si je voulais faire une opération de marketing avec les  médias sur les concerts, ils me demanderaient de sortir les baguettes et  de me brider les yeux. Depuis un an, je refuse de faire Paris-Match  avec Charlotte, Parce que l’on n’a pas envie de poser avec un petit  tablier et de faire cuire un oeuf. On a entamé un ou deux procès a  quelques magazines. Maintenant on est un peu plus tranquille, ils vont  chez Denise Fabre.
- Tu ne noircis pas le tableau ?
- Pas du tout. Je suis dans un créneau  -musical incompris. Un exemple : les Carpentier m’ont proposé de faire  un « Numéro Un » à la télévision. Pour faire« synthétique », je devais  me coiffer d’un entonnoir luminescent, m’accrocher en l’air avec un  tendeur et porter la cape de Superman. Les Carpentier, ils en sont là. A  mourir de rire ! Alors quand je passe à la télé, c’est sur le plateau  des actualités télévisées.
- Pourquoi es-tu mal aimé en France ?
- Bonne question, mais je n’ai pas de  réponse. On doit se dire: « il vend des millions de disques, pas besoin  de parler de lui ». Best, en dehors d’insultes au passage, ne m’a jamais  consacré un article; même négatif. Alors que j’ai eu deux pages dans  Rolling Stone. Je pense que c’est lié à la réussite. On ne peut même pas  me reprocher d’être un affairiste ! Autrement, à la sortie d’un album,  je prendrais dix fois plus d’argent en faisant des tournées ; je ne le  fais pas pour les raisons que j’ai expliquées tout à l’heure. Dans le  fond j’ai de la chance, je représente une des plus grosses ventes de  disques sans être devenu une institution, au contraire, j’ai  l’impression d’être un peu subversif. Je préfère être traité de « Sheila  du synthétiseur » par Libération que – d’hériter de leurs louanges.  Parce que, depuis cinq mois, une page élogieuse dans « Libé », c’est  I’antichambre de la Légion d’Honneur. Sans vous lancer de fleurs,  Claviers et Guitare Magazine sont les deux rares périodiques à parler de  toutes les musiques avec objectivité.
- Merci. Quels sont tes rapports avec le public ?
- Mon courrier recouvre toutes les  classes d’âge : des gosses de six ans, des adolescents branchés sur le  rock, des cadres fans du Pink Floyd, et des lens très âges. Un jour, un  couple de Rouennais est venu jusque chez moi pour me dire simplement que  mes disques leur avaient ouvert un nouvel horizon musical, alors  qu’avant ils n’écoutaient que du classique. ça m’a fait un très grand  plaisir. En fait, je reçois beaucoup de courrier d’ Angleterre, d’  Allemagne, des Etats-Unis. J’ai des rapports très privilégiés avec les  Anglais.
« DEPUIS SEPT ANS, TOUT LE BUDGET DE LA MUSIQUE EST UTILISE PAR L’IRCAM POUR PISSER DANS UN VIOLON. »
- On te demande des conseils ?
- Sans arrêt, je m’efforce d’y répondre  mais c’est difficile. Tiens, une fois, des gosses viennent à la maison  et me demandent s’ils peuvent visiter le studio. J’étais ravi de leur  dire oui. La semaine suivante, ils ont débarqué à quarante, toute la  classe ! goûter dansant, je ne peux pas le faire tous les jours !  Qu’est-ce que je peux répondre à quelqu’un qui écrit de Carpentras pour  savoir où il sera conseillé sur le choix d’un synthé, le magasin  d’instruments de sa ville étant fermé ? La France est le seul pays  économiquement avancé où rien n’a été fait à un niveau gouvernemental,  ni pour le synthé, ni pour les autres instruments électriques.  Aujourd’hui en France, le seul endroit où l’on puisse apprendre le  synthé c’est chez Music Land. C’est peu !
- Participerais-tu a une restructuration de l’enseignement ?
- Oui, si ce n’est pas bidon. Lang va  peut-être venir en Chine. Je lui demanderai pourquoi il n’y a pas de  synthétiseurs dans les conservatoires. La musique en France a été  assassinée parl’IRCAM et le disco. Le disco, parce que dans les bals  tous les musiciens amateurs ont été remplaces par une sono et un  disc-jockey ; l’IRCAM, parce que depuis sept ans une bonne part du  budget pour la musique est remise à Pierre Boulez afin que, dans une  salle de trente personnes, on puisse déchirer des bottins devant un  micro ou pisser dans un violon. Un peu ça va, mais la musique, elle est  ailleurs. II est quand même hallucinant de constater que 99 % de la  musique que l’on entend n ‘ est pas enseignée dans les conservatoires.  La crise de la musique, du disque, de l’édition, elle est là. Si les  conservatoires enseignaient aussi le synthé et la guitare. électrique,  ils ne feraient qu’accorder enseignement et réalité. Ce n’est quand même  pas trop demander! Les choses s’arrangeront quand, rue de Madrid, on  enseignera la Strato et le Polymoog.

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