Par François Barras
21.09.2015
RencontrePour évoquer son nouvel album à sortir en octobre, le bon génie des musiques électroniques régalait à domicile. «Synthé!»
Imaginez un scientifique parvenant au centre de l’Univers, à supposer qu’il en possède un, ou à la source du big bang. Figurez-vous un catholique fervent visitant la crèche de la Nativité. Ou un marxiste pratiquant flattant de ses doigts tremblants les poils du bouc de Lénine. Le plaisir d’un fan de musiques électroniques découvrant le studio de Jean-Michel Jarre, et tous ses jouets à l’intérieur, ne serait pas moins absolu.
Le propriétaire reçoit sur le perron de sa maison-studio de la banlieue parisienne, lovée entre une route chargée et un bras de rivière calme. Cheveux courts, lunettes et écharpe légère, teint rayonnant, l’homme de 67 ans en paraît vingt de moins. Difficile d’imaginer qu’il était déjà là en 1968, œuvrant en gamin extatique dans les pas des «maîtres» de la musique concrète, Pierre Schaeffer et Karlheinz Stockhausen. Cet univers largement académique, Jean-Michel Jarre l’a transformé dans un alambic pop, extrayant en 1976 son chef-d’œuvre, Oxygène, premier disque «electro» (il n’aime pas ce terme) à devenir un tube mondial, avec 18 millions d’unités vendues. Et si l’on imagine un fan défaillir, c’est en découvrant dans la pièce tous les synthétiseurs sur lesquels Oxygène fut composé, enregistré, puis joué à travers le monde au gré de concerts à la démesure record.
«Merci d’avoir fait le déplacement jusqu’ici.» Le musicien salue un à un la douzaine de journalistes allemands et suisses conviés à cette écoute d’Electronica 1: The Time Machine, premier volet d’un double album où Jean-Michel croise le fer avec le gratin de l’electro passée et actuelle. Il s’excuse presque devant la puissante sono qui encadre les rangées de sièges. «Le disque devrait être entendu sur du matériel de studio, et ce sont des enceintes de concert.» S’il le dit…
Au fond de la pièce, reliques saintes de l’aventure des musiques électroniques, trônent une dizaine de claviers dans un décor fait de batteries digitales, de clignotants rouges et verts, de murs de potentiomètres et de câblages entortillés, lacis de lianes serpentant dans cette jungle de bois et de métal. Disposés en deux carrés de quatre claviers chacun se font face les mythiques ARP 2600 et EMS VCS3, aux noms moins sexy qu’un moteur diesel mais aux états de service royaux, eux qui furent à l’origine de la musique techno. Orgues Farfisa, Mellotron, séquenceurs immémoriaux et boîtes à rythmes antédiluviennes… La caverne d’Ali Baba n’impressionne plus le propriétaire des lieux, qui se concentre sur les chansons du nouvel album à paraître en octobre.
Exercice infiniment rare de la part d’un musicien de cette renommée, il présente chacun des 16 titres, afin d’expliquer au mieux le sens de sa démarche. «Ce projet est tellement personnel qu’il me semblait très important de le porter jusqu’au bout. Je suis allé à la rencontre de tant de musiciens que la rencontre avec les journalistes allait de soit.» Le générique de ce premier volet affiche Moby, Vince Clarke, Massive Attack, Gesaffelstein, Tangerine Dream, M83 et même Pete Townshend, si intimement lié à l’histoire du rock avec ses Who qu’il en est devenu sourd. «Il est d’une curiosité folle, corrige Jarre. Il est venu avec son propre vieux micro mais aussi avec une valise d’applications numériques. Contre toute attente, les plus âgés de mes invités étaient les plus enclins à vouloir tester les technologies informatiques, alors que des jeunes comme Gesaffelstein ou M83 penchaient plutôt vers des instruments analogiques.»
On s’approche des claviers comme de pièces de collection. Tous ont été de la partie lors des concerts monumentaux qui, dès 1979 et la place de la Concorde, ont fait la carte de visite du musicien. Ils ont connu la Chine, le Texas, l’Egypte, Monaco, autant de sites exceptionnels. «Très tôt, j’ai compris que la musique électronique devait être visualisée d’une manière exagérée, presque à la façon d’un opéra. Car les instruments qui la produisent ne sont pas conçus pour partager des notes, comme la guitare ou le piano, mais pour créer des sons. La façon que j’ai inventée pour la «performer» a connu un succès au-delà de toutes mes espérances. Cette époque d’abus dans tous les domaines m’a éloigné de mon cœur de métier, qui est la composition. Avec ce disque, je la retrouve.»
Acquise en 2006, la maison comporte une chambre à coucher au premier étage. Dans la pièce attenante à la salle d’écoute, Patrick Pelamourgues nous présente le studio proprement dit. Et son canapé rouge. «Jean-Michel dort là-dessus quand il produit un nouveau disque. C’est-à-dire de très nombreuses nuits», assure le technicien de l’ombre, dans le sillage du patron depuis 1978. «J’entretiens le matériel et, en tournée, je m’assure qu’il fonctionne correctement.» Et de raconter un concert à Moscou, où le froid était si mordant qu’il était impossible de finir un seul morceau sans que les vénérables synthétiseurs ne se désaccordent. Il avait passé les deux heures de show couché derrière les machines, tournevis en main.
Source: tdg.ch
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