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Jarre, c’est avant tout le choix de l’électronique. En tout cas, c’est ce qui caractérise sa musique au premier abord. Mais il ne s’agit pas d’un choix opportuniste : il correspond à une volonté artistique. Jean Michel Jarre a d’ailleurs prouvé qu’il pouvait s’intéresser à autre chose. Il a fait entre autres de la guitare, du piano, et a suivi des cours d’harmonie au Conservatoire. Quand il arrive au Groupe de Recherche Musicale (GRM) de l’ORTF, dirigé par Pierre Schaeffer, il se penche aussi sur la musique ethnique (thèse sur les musiques extra-européennes) mais il se tourne irrémédiablement vers les instruments électroniques, parce que c’est trafiquer les sons qui le passionne.
Cette passion pour le son arrive au bon moment : le synthétiseur est né en 1964 et Jean-Michel s’en est emparé presque aussitôt pour alimenter une carrière stupéfiante, sur le front des expérimentations les plus avant-gardistes. A l’époque, il ne s’agit pas vraiment d’utiliser l’ordinateur. On est encore loin du séquenceur logiciel ou du sampling à proprement parler, même si c’est pendant ces années qu’émergent ces idées révolutionnaires. Jean Michel Jarre dispose de synthétiseurs dits « analogiques », basés sur l’électronique du même nom : on module un signal électrique pour obtenir au bout du compte, un son hors du commun. Ces machines ont alors tout du dispositif artisanal ; ce sont des jouets pour explorer l’univers des sons...
Mais lorsque les sons de Jean Michel Jarre arrivent aux oreilles du public, la question essentielle est souvent posée : pourquoi avoir choisi l’électronique ? D’abord, parce que les synthétiseurs sont les instruments de notre époque et qu’ils ont des possibilités particulières qu’il est très intéressant d’exploiter dans un contexte artistique. « Maintenant, vous pouvez être votre propre créateur de sons : exactement comme un sculpteur travaille sur la pierre, vous travaillez sur le son. » Les instruments électroniques donnent en effet au musicien la faculté de créer ses sons et c’est principalement cette liberté de création qui séduit Jarre et lui inspire une approche poétique, voire même picturale de la musique. Quand on sait qu’il a fait de la peinture abstraite, on comprend que le choix d’une telle approche n’est pas le fait du hasard.
Mais Jean-Michel est sans doute le premier à prendre du recul par rapport à toute cette technologie. Le synthétiseur reste un outil et c’est finalement toujours le résultat qui importe. « Le fait que les gens sachent ou non que j’ai travaillé avec des instruments purement électroniques, je m’en fous complètement. Je dirais même que le fait qu’ils ne le sachent pas et qu’ils ne s’en aperçoivent pas prouve que j’ai atteint un de mes objectifs, à savoir faire passer des émotions au moyen d’instruments dont on prétendait qu’ils étaient incapables d’en donner. » En effet, il souhaite revenir à l’expression des émotions, un aspect que la musique contemporaine s’était empressée d’enterrer, et les médias le constatent sans mal : « Ce brin d’Oxygène, tout le monde en avait besoin, alors que cette musique contemporaine devenait trop systématiquement dure, rigide, Jean Michel Jarre a su l’alléger, lui donner un corps accessible à toute oreille. »
Ce choix de l’émotion, cette réaction à l’expérimentation froide, presque inhumaine, repose sur un retour à une simplicité relative, à des modes d’expression plus populaires, plus spontanés : « Je voudrais revenir à des harmonies très simples, utiliser surtout celles du rock, du blues où on a deux ou trois accords, et porter mon effort sur le son, le timbre et travailler afin de les rendre plus complexes. ». L’objectif est clair : rejeter l’approche purement intellectuelle pour renouer avec les notions de plaisir et d’émotion, loin de toute théorie élitiste. Mais Oxygène se caractérise aussi par un mélange presque incroyable des genres musicaux existants et ce n’est pas surprenant qu’une telle musique soit qualifiée de « synthétique » puisqu’elle est la synthèse de divers courants musicaux dans lesquels Jean Michel Jarre a baigné très tôt : « Moi, plutôt que de me laisser enfermer dans un genre déterminé, j’ai essayé d’explorer tous les domaines, tous les contextes. [...] Je tenais des informations du rock, du classique, du jazz et de la musique contemporaine, et j’ai eu envie d’appliquer tout ça... J’ai fait plein de
Tous ces aspects font d’Oxygène une œuvre inclassable. On ne lui connaît pas d’équivalent. Dès lors, on se retrouve très vite dans des situations paradoxales :l’album a immédiatement été classé dans la catégorie « musique lourde » par la SACEM, aux côtés de la musique classique, par opposition à la variété, qualifiée de « musique légère ». Il est vrai qu’il a servi de support à des ballets ou au cinéma. Mais Oxygène, musique « lourde », est aussi classée dans les hit-parades, si bien qu’elle force finalement la SACEM à revoir sa position. Oxygène marque le départ d’une voie nouvelle puisque Jean Michel Jarre se place directement au confluent de deux générations de synthésistes : les plagiaires de musique classique (Walter Carlos, Tomita, 1968-72) et les fabricants de musiques industrielles répétitives (Kraftwerk, Tangerine Dream, Klaus Schulze, Edgar Froese, etc... 72-76). Mais cette musique n’appartient à aucune de ces catégories. Elle est atypique, presque rebelle et ressemble à une réaction sur un plan extrêmement large à tous les genres qui existent. Cela ne plaît pas à tout le monde mais Jean Michel Jarre tient à la liberté et Oxygène en est le plus beau manifeste...
Une autre attitude surprend encore : Jean Michel Jarre recherche à améliorer la communication avec le public. « C’est la seule fonction d’un artiste », précise-t-il. L’artiste est là pour présenter son travail et il doit se donner les moyens de le faire : « Quand je suis sorti de cette expérience à l’Opéra de Paris avec le ballet Aor, alors j’ai pris conscience du public. [...] Dès cette époque, j’ai commencé d’explorer différentes façons de communiquer avec
Et Jean Michel Jarre, engagé dans une promotion elle-même atypique, finit miraculeusement par toucher le public. Oxygène est un succès considérable. Ce sera la musique la plus diffusée en 1978 à la télévision : journal de 20 heures, émissions scientifiques, génériques de films..., ou à la radio : le générique de l’émission Basket de J.L. Lafont sur Europe 1 par exemple. On l’entend dans les endroits les plus divers, des salles d’opéras aux supermarchés, des aéroports aux foires champêtres. Enfin, ce succès est international puisque remarqué aux Etats-Unis et acclamé en Europe, particulièrement en Angleterre où Oxygène atteint comme en France les sommets des hit-parades.
Un tel succès s’explique, nous l’avons vu, par l’effet de surprise : cette musique aux sons étranges, différente de tout, représente à l’évidence une révolution des formes artistiques. La subtilité et la profondeur des sentiments exprimés - de la mélancolie à la liberté - marque sans doute aussi une révolution du contenu artistique par une force et une ambiguïté rares. L’illustration de Granger y ajoute un message écologique alors que ce n’était pas forcément l’objectif initial. L’intention réelle se veut non directive, si ce n’est la volonté de partager avec ses contemporains une grande bouffée d’air frais :
« Je voudrais que ce soit une musique qui donne la même impression que lorsqu’on ouvre sa fenêtre ». La magie d’Oxygène repose sur une alchimie de technologie et de poésie. Cette magie est encore vivante aujourd’hui, pour notre plus grand bonheur...
Frédéric Esnault et Olivier Saincourt
(extrait d'Oxygène n° 1, janvier 1998)
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