En janvier 1979, Jean Michel Jarre affirmait que sa musique n’était pas nécessairement faite pour être jouée en concert : « ce serait comme si on demandait à Kubrick de rejouer 2001 sur scène ». Pourtant, six mois plus tard, il réunit autour de cette musique plus d’un million de spectateurs. Un record. Après avoir produit Oxygène et Equinoxe, Jean-Michel sait bien que créer une telle musique en direct est une tâche très délicate. Ses disques sont le fruit d’un long travail, de perfectionnements successifs. Comme un film ou une peinture, le disque est une œuvre aboutie qui se suffit à elle-même. Dans le processus de création, la partition n’en est que l’ébauche. Vouloir l’interpréter de manière traditionnelle n’aurait qu’un intérêt limité car ce serait renoncer à tout ce qui a motivé cette musique.
Pourtant, l’approche « live » est tentante pour tout musicien, et d’ordinaire, un passage obligé. Jean Michel Jarre peut-il échapper à la règle ? Peut-il se contenter de produire des disques ?
Non, cette musique, mûrie pour une large audience afin de rompre avec toute forme d’élitisme doit
Jean-Michel s’inspire du principe du son et lumière. Peut-être se souvient-il de celui qu’il avait vu à Chambord, à peine âgé de quatre ans, sur la musique de son père. Ca avait été sa première émotion
Mais organiser cette fête de rue n’est pas une mince affaire. L’immense détermination de Jean-Michel et de Francis Dreyfus permettra au projet de voir le jour malgré les nombreux obstacles. Il faut d’abord trouver le financement,
Enfin, il faut concevoir le spectacle et coordonner l’ensemble. Jean-Michel s’occupe de tout avec son perfectionnisme légendaire. Quelques jours avant le jour J - le jour Jarre évidemment - c’est Jean-Michel lui-même qui, comme un prof à ses élèves, explique aux policiers le dispositif : « J’étais assez impressionné. Une grande carte de la Place de la Concorde était tendue sur le mur. J’indiquais aux policiers très attentifs comment j’avais conçu mon affaire... ».
A la vue des installations, les gens comprennent que le soir de ce 14 juillet ne sera sûrement pas comme les autres. 350 techniciens s’activent. On trouve des haut-parleurs sur les toits et dans les arbres sur la longueur des Champs Elysées. Des projecteurs d’images sont braqués sur les façades. On introduit une gélatine colorée dans les réverbères pour leur donner une teinte bleue, blanche ou rouge. On change aussi les conduites d’eau des fontaines pour synchroniser les jets d’eau à la musique tandis que le terroriste-artificier Daniel Azancot pose ses bombes dans les jardins publics...
Dans la journée, on avait pu voir les petits David et Emilie Jarre « vérifier » le bon fonctionnement du matériel, un casque sur les oreilles et l’air attentif... Maintenant, on aperçoit Charlotte et Jean-Michel réfugiés dans leur donjon. Ils sont comme sur une île perdue au milieu de la marée humaine et leur seul moyen de communiquer avec l’extérieur reste le talkie-walkie. La foule est si dense que le Préfet de Police ne parvient pas à rejoindre sa place. De colère, il quitte sa voiture, son chauffeur et tente d’avancer seul. Il devra passer par les égouts pour achever ce parcours du combattant et profiter du spectacle !
Le début du concert est imminent. On annonce à la télévision que plus d’un million de spectateurs sont entassés autour de la Place de la Concorde. Les Champs Elysées sont complètement submergés. Puis, la télévision réduit subitement son estimation à cent mille spectateurs : le Président de la République n’a réuni que cinquante mille personnes pour le traditionnel défilé, il ne faudrait pas que la différence soit trop grande. Jean Michel Jarre monte définitivement sur scène et ressent une énorme pression. C’est le trac : « Quand je suis monté sur scène, derrière mes synthétiseurs, j’ai eu un choc. J’ai même eu peur tellement les gens poussaient, les yeux fixés sur moi. Un million de personnes qui vous entourent comme un océan, je n’avais jamais connu cela. Les rues grossissaient. J’ai eu un moment de panique... De la scène, je ne voyais que du noir à perte de vue, l’immensité du public. Avec le public, ça a été un rush plus qu’un contact réel. » Pour aider les gens à le distinguer derrière les claviers (on en trouve une bonne quinzaine sur la scène), Jean-Michel a revêtu une tunique argentée qui lui donne une allure de messager du son et de la lumière venu d’une planète où la technique adore l’art et lui rend hommage pour le bonheur de tous.
Le spectacle commence. Les oreilles de chacun se dressent, Jean-Michel les bombarde de sons merveilleux qui reconstruisent un à un une musique que l’on croyait connaître. En outre, les yeux n’envient pas les oreilles : la musique de Jean Michel Jarre désormais en version visuelle ! Images géantes, lumières aux multiples couleurs, lasers, effets faisceaux, boules, jets d’eau et feux d’artifice sont parfaitement synchronisés à la musique. Jean-Michel est penché sur ses machines infernales. Il n’a pas une seconde de répit. Il doit jouer sur les claviers, régler les synthétiseurs, mixer et diriger le spectacle en même temps. « Le centre de Paris était mon jouet, ce soir-là. C’était une sensation extraordinaire. J’appuyais sur des boutons, je laissais mes mains courir sur le clavier et tel monument s’éclairait, tel autre rejoignait les ténèbres ». Les spectateurs explosent de joie et d’étonnement.
Ceux qui ne s’en étaient pas rendu compte, admettent l’évidence : Jarre n’a pas fini de faire parler de lui...
Le concert se base comme prévu sur Oxygène et Equinoxe. De ce point de vue, il y a peu de surprises, sauf lorsque Jean-Michel s’amuse à improviser un petit solo à la fin d’un ou deux morceaux. Pour le visuel, c’est une grande première : aucun concert jusqu’ici n’avait été illustré de cette manière. Les façades des bâtiments reçoivent beaucoup d’images de la Révolution Française, mais pas seulement. On découvre aussi des images plus contemporaines, de la foule, de personnages célèbres et beaucoup d’animaux. Et toutes ces illustrations viennent accompagner la musique comme ça ne s’était jamais vu. Pour Equinoxe 3, par exemple, on commence par des images joyeuses de la Révolution mais la partie finale est illustrée par les guerres, les massacres et la fameuse guillotine... N’oublions pas que Jean-Michel trône alors à l’endroit exact où celle-ci se dressait à l’époque !
La Préfecture confirmera le lendemain ce qu’il est impossible de cacher : le nombre des spectateurs a certainement dépassé le million. Aucun accident ne s’est produit, on compte seulement deux crises cardiaques et sept accouchements, ce qui est normal pour une si grande population. Il aura fallu cinq heures au public pour quitter les lieux. Le monde entier a suivi l’événement, car en plus du million de spectateurs, cent millions de paires d’yeux se sont tournées vers les tubes cathodiques pour apprécier la retransmission du concert. Même les Japonais l’ont découvert, à huit heures du matin.
Jean Michel Jarre a fait de l’idée de concert une sublimation du son et lumière. On savait que sa musique était extraordinaire, il s’en sert maintenant pour créer des événements uniques : « ce spectacle est la réalisation de l’un de mes rêves : renouer avec la vieille tradition populaire de la fête musicale libre et gratuite ». Il a réussi son pari, interpréter sa musique en extérieur et l’accompagner d’une mise en scène visuelle adaptée. Le succès est total : Jean Michel Jarre a mis un million de personnes en extase ! Une réception est organisée à l’Espace Cardin le lendemain du Concert. Jean-Michel y rencontre les spectateurs de renom. Parmi eux, Mick Jagger qui avait gardé la barbe pour rester anonyme dans le flot de spectateurs, a tenu à rencontrer Jean Michel Jarre personnellement pour lui dire, un peu écoeuré peut-être mais admiratif : « I’ve never seen that in my life » (« Je n’ai jamais vu cela de ma vie »).
Jean-Michel repassera en voiture sur les lieux du concert et verra l’étendue du désastre : des dizaines d’objets abandonnés jonchent les pavés comme des victimes sur un champ de bataille, pour prouver que cette nuit-là, il a remporté une victoire écrasante, presque cruelle. Dans les six semaines qui suivront, Jean Michel Jarre vendra huit cent mille albums.
Frédéric Esnault
(Extrait d'Oxygène n ° 5, Décembre 1999)
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