A  33 ans, Jean-Michel Jarre est un homme fabuleusement riche, si riche  qu’a présent il peut se permettre de monter des spectacles aussi  insensés qu’onéreux, mais aussi de pouvoir réaliser ses rêves les plus  fous. II y a trois semaines, il réalisait I’un de ceux-ci : donner  quatre concerts gigantesques en Orient, précisément en Chine, chose que  même Elton John, Frank Sinatra ou les Rolling stones n’avaient jamais pu  tenter, Mais I’histoire montre également que Jean-Michel Jarre n’a pas  seulement hérite d’un sérieux bagage financier ,., Né en 1948 à Lyon, il  est le fils du célèbre compositeur Maurice Jarre, à qui I’on doit les  musiques de film ( Lawrence d’ Arabie, Docteur Jivago (La Chanson de  Lara) » et du prochain Peter Werner, ( It’s Only Thunder , avec Dennis  Christopher) , Ses parents divorcent alors qu’il n’a que quatre ans et  son père s’exile en 1959 à Hollywood. Alors que parallèlement à ses  études, Jean- Michel poursuit des leçons au Conservatoire de Paris, il  est vile attiré par ce que I’on peut qualifier d’l( expérimentation des  sonoritésI, à une époque ou la douce chansonnette anglaise et française  commence à lasser. C’est en 1971 qu’il a un coup de génie: avec  énormément de patience, i1 parvient à faire jouer un ballet de sa  composition ( Aor – Lumière) à I’Opéra de Paris et à y introduire un  instrument diabolique, jugé violateur par I’élite conservatrice de  I’endroit : le synthétiseur, un instrument qu’il avait découvert et  pratiqué alors qu’il fréquentait le Groupe de Recherches Musicales de  Pierre Schaeffer et Pierre Henry, Mais ceux-ci vont le désillusionner de  l’emploi des non-gammes musicales, et de ce fait Jean-Michel Jarre  composera de véritables chansons pour divers artistes français dont  Françoise Hardy et Christophe. II continue aussi ses tentatives sur  synthétiseurs, créant des backgrounds musicaux (Impalpables Muzaks) pour  aéroports, grands magasins et également des génériques télévisés. Puis  sa musique sidérale et illusoire va se coaguler, s’épanouir, et sur un  thème principal, audacieux (prétentieux ?) et continuel vont se greffer  des variations sereines pour finalement former, en 1976, son premier  disque intitulé… « oxygène ». ou Jean-Michel n’emploie que des  mellotrons. des ordinateurs rythmiques, des schémas électroniques, mais  où sa démarche copie honteusement un certain Mike Oldfield. Le disque se  vend à cinq millions d’exemplaires et lui permet de gagner le Grand  Prix de l’ Académie Charles-Cros. qui est à la musique ce que le Prix  Goncourt est à la littérature : un titre, rien de plus. Début 79 sort  alors un deuxième album, « Equinoxe », au sujet toujours aussi  atmosphérique, traitant des mutations physiques qu’elle provoque et  illustrée par de nouvelles variations réfléchies sur un thème rigide,  Entretemps, notre héros ajoute une nouvelle recrue à sa petite famille  avec son fils David, ne en 1977 et issu d’une liaison un peu plus que  téléphonique avec Charlotte Rampling, actrice de talent que I’on a pu  voir dans « Portier de Nuit »et « La Chair et I’orchidée », entre  autres, II I’épouse en octobre 78. lui offrant en cadeau ses deux autres  gosses, issus. eux, d’un précédent mariage, Barnabé (né en 1973) et  Emilie (née en 1975). La famille est à la maison, le studio du  propriétaire est moderne et équipé, synthétiseurs et enregistreurs  divers, isolé tel un abri atomique, C’est la que Jean-Michel Jarre  compose, fabrique des sons, les colle bout à bout pour en sortir,  victorieux, un album à la main et des paquets de billets dans l’autre.  Le soleil rayonnait cet après-midi-Ià, illuminant façade, table de  marbre, verdure et Jean-Michel Jarre.Penses-tu que tout contenu doit toujours avoir un contenant correspondant ?
« Tu veux parler des pochettes de mes  disques, je suppose ? Oui, je crois que c’est nécessaire d’avoir une  illustration de son travail, et la plupart du temps cela ressemble  d’ailleurs à un pléonasme. La planète Terre qui remplace l’oeil sur la  pochette de « Champs Magnétiques » pourrait s’intituler Planète Jarre  par exemple, mais le rapport doit être plus fin que cela. Prends  « Orange Mécanique » (un film de Stanley Kubrick} : c’est un exemple de  perfection de rapport entre le titre et le sujet. Tu saisis  immédiatement I’atmosphère du film ou du livre. Sans que I’illustration  soit directe, elle doit exister. Une équipe de graphistes s’est occupée  de cette pochette et l’idée de base était d’éviter la trilogie  musique-pochette-musicien en y apparaissant, en assumant physiquement la  musique, en la rendant moins – abstraite sans pour autant m’y montrer  sous mon plus beau profil, ce qui donne généralement une image fausse et  fabriquée du compositeur. J’ai voulu me servir du visage sans que cela  soit évident, que cette photo d’identité soit le paramètre le plus  important de la pochette en évitant un certain classicisme. D’où I’idée  d’un seul oeil, La musique elle-même est aussi plus terrestre que mes  deux autres disques, qui étaient aériens et aquatiques. »
D’où ces bruits quotidiens comme le train qui s’incorporent aux « Champs Magnetiques ».
« C’est ça, Tu vois, après « Equinoxe »,  je me suis branché sur la vidéo (II y en a une très belle dans son  salon, effectivement} et je me suis frotté au problème même de la  fabrication des choses au moment où les gens parlaient de plus en plus  de cette espèce de carrefour audiovisuel des produits dérivés de la TV  et du cinéma: vidéocassettes, disques, télématique, et je me suis aperçu  qu’au plus les gens étaient noyés sous des flots d’images, au plus ils  avaient besoin d’une musique abstraite, du moins non appliquée forcement  à I’image. Cette musique do it en quelque sorte contenir ses propres  images. Prends le walkman, qui à un succès sans précédent: c’est le  simple besoin, inconscient, de mettre sa propre musique de film dans la  vie quotidienne. »
Ces gens-Ià choisissent en quelque sorte leur propre environnement, car il se coupent des bruits extérieurs.
Mais en même temps, ils accompagnent les  images perçues. Avec les «Champs magnétiques », c’est vraiment ça :  créer des paysages sonores et avoir une attitude de metteur en scène. Et  de la même façon que le cinéma a obligé le théâtre à repenser ses  structures, la télé a fait de même avec le cinéma et la vidéo appliqué  le même système avec la télé. les gens ont des réactions de plus en plus  visuelles par rapport à leurs sensations, la musique aussi doit être  repensée en fonction des perceptions de notre époque et s’adapter aux  systèmes contemporains de diffusion; ce n’est pas un problème de fond,  mais de forme, car le rythme rétinien actuel a changé nos facultés de  perception…»
Jean-Michel Jarre est un musicien  épanoui, mais c’est aussi un beau parleur, J’ai I’impression qu’il  cherche continuellement à justifier sa pensée, à dédramatiser son  expression, Mais il est aussi immensément certain de lui-même et de la  véracité de ses actes ; il sait aussi qu’il est assez cultivé.
« J’ai cherché une attitude plus  directe, plus biologique vis-à-vis des instruments, II fallait que  j’augmente les contrastes entre les parties rythmiques et celles qui ne  le sont pas, mais aussi revenir à des choses plus naïves. Si je ne  parvenais pas à être plus subversif face à la musique, je crois que je  ferais du cinéma, Ceci dit, d’autres gens suivent cette voie selon une  sensibilité différente. Un type comme Eno prend aussi des clichés  musicaux et les retransforme. Depuis des dizaines d’années, on pense que  le vrai critère de valeur d’une musique est son originalité, pour des  raisons de marketing principalement. »
Ce n’est pas foncièrement négatif.
« Non, mais c’est de I’escroquerie, car  la nouveauté n’existe pas. Un musicien chinois ou africain fait son truc  de manière instinctive et neuve pour nous, car il n’est pas encore  sujet aux formes. Béjart disait : « Tous les artistes sont des voleurs  », et c’est vrai : Bach pillait allègrement Vivaldi et Scarlatti,  Shakespeare puisait énormément dans le théâtre espagnol et les musiciens  de jazz piquaient aux musiciens africains leur inspiration. Ce que je  vois, moi, c’est que ces influences, filtrées à travers ta propre  personnalité, deviendrait originales et différentes. Prétendre vouloir  faire du neuf, c’est de I’idéalisme ».
Tu ne trouves pas étrange que des gens  puissent accepter le bruit effroyable d’une ville, mais ne pas pouvoir  le supporter sur disque ?
« Je vois,.. C’est vrai que sur « Les  Champs Magnétiques », j’ai placé certains bruits industriels, très  bruts. mais je les ai orchestrés. Car, quand même. la musique, c’est  I’organisation humaine des sons, Tu peux concevoir qu’il y a un certain  bruit dans le jardin, le jet d’eau, le chien, cet avion (il montre le  ciel), et pour moi, ça peut être le début d’une idée musicale, Si tu  prends, par contre, des bruits d’usine, que tu les presses sur disques,  là ce n’est pas de la musique ».
L’action humaine est une chose primordiale ?
« Absolument, Je trouve que la  fascination pour la technologie est une chose dangereuse, Un mythe  remplaçant I’autre, on devrait dire: Dieu est en baisse, I’ ordinateur  est en hausse, les groupes allemands montrent le déséquilibre d’un tel  engouement. Lorsque Andy Warhol fait un Polaroid, ce n’est pas seulement  le Polaroid qui est intéressant, mais aussi ce qu’il y a dessus. »
Avec les instruments électroniques, tu  travailles la matière première comme le sculpteur la pierre. Tu es ton  propre luthier, ton propre créateur, mais avec des possibilités inouïes.
« Pour moi, le synthé est I’instrument  le plus riche de I’histoire de la musique. Les synthétiseurs digitaux  permettent de créer des harmoniques et des sons totalement dissemblables  du son « synthé ». La première génération de synthés produisait des  fréquences assez pures, très pauvres en variations. C’est pour cela que  quand j’ai été en Chine, ils ont tout de suite accepté cet instrument,  car la pauvreté des sons était semblable à celle de leurs instruments. »
C’est le 15 octobre dernier que  Jean-Michel Jarre se rendait pour la quatrième fois en Chine pour  donner… quatre concerts, deux ç Pékin (21 et 22 octobre) et deux à  Shanghai (27 et 28 octobre), avec 70 ingénieurs, roadies et divers aides  et 12 tonnes de matériel. Sur place, ii était accompagné par un  orchestre classique chinois de 34 musiciens, une réalisation gigantesque  à l’image du spectacle qu’il a donné le 14 juillet 1980 sur la place de  la Concorde à Paris, devant un million de spectateurs. Le résultat : un  double album live qui devrait sortir au début de I’année prochaine.  Ventes historiques ? .
Pascal STEVENS
No comments:
Post a Comment